Pour un moratoire sur l’A69
« Nous sommes cette terre qui se défend[1], c’est pourquoi nous ne lâcherons jamais notre combat contre la destruction du vivant ».
Voici comment nous interpellent nos enfants et nos petits-enfants. C’est un cri venu de leurs entrailles, du tréfonds de leurs êtres terrorisés, réalisant que leur avenir est obstrué par le délire dans lequel plusieurs générations d’intoxiqués du pouvoir, de drogués au mythe du Progrès, de fanatiques de la technologie, ont conduit l’ensemble de l’humanité.
Leurs collectifs, spectaculaires, colorés et festifs, poussent comme les champignons, gardiens de la biodiversité : Extinction Rebellion, Youth for Climate, Dernière Rénovation, Soulèvements de la terre, Terre de Luttes, Déroute des Routes, Stop Bassines, La Voie est Libre…
Un festival de créativité, une belle énergie de jeunesse.
Les mêmes, et d’autres, parfois moins jeunes, s’organisent et deviennent des experts juridiques, comme dans l’Affaire du siècle[2], qui a réussi à faire condamner officiellement l’Etat pour non-action climatique.
Un combat qui ne fait que commencer, car quand on y pense, quand on écoute attentivement ce que disent les scientifiques les plus renommés, on a tout de même du mal à y croire : cette machine infernale, la Mégamachine[3], déjà vilipendée par certains visionnaires dès le début de l’ère industrielle, détruisant tout sur son passage, des peuples aux forêts, avec tous leurs habitants, menace l’avenir même de l’humanité.
Ai-je bien entendu ????
Oui, l’AVENIR DE L’HUMANITÉ, rien que cela.
Il y a quelques années, la vision populaire de l’écologie souhaitait « sauver la terre », « sauver la planète », ce qui était une idée généreuse, quoique erronée : la planète, âgée de 4 milliards d’années, sortira bien abîmée par sa mauvaise idée d’avoir créé cette espèce-là, il y a seulement 200 000 ans, mais s’en remettra durant les quelques 3 milliards d’années qui lui reste.
Mais maintenant nous commençons à réaliser, en haut lieu de la science, que c’est notre humanité qui est en risque de disparaître, ou en tous cas d’être terriblement laminée par l’étouffoir que va devenir la planète à cause de notre avidité matérialiste datant de moins de deux siècles, entraînant dans notre chute l’extraordinaire diversité de plantes et d’animaux qui ont fait la beauté et la richesse de notre terre, notre mère.
Déjà aujourd’hui, la situation est à pleurer : la population d’insectes, nos pollinisateurs, a diminué de moitié en 50 ans ; la perte de celle des vertébrés est estimée à plus de 30 %, dont 60% sous les tropiques, et celle des oiseaux de 40 %. Du côté des plantes, ce n’est pas mieux : 70% des espèces sont menacées…
Mais les affaires sont les affaires, et les dirigeants bien cravatés des grandes entreprises continuent à faire semblant, de forums en sommets et en assemblée générales des actionnaires, de croire que tout va continuer comme avant. Tout cela à grand renfort de publicités repeintes en vert, utilisant jusqu’à l’écœurement, sur des écrans géants du métro et des zones commerciales, les fantasmes d’un monde parfait de beauté, de richesse et de sexe.
Cela confine à l’incantation, et ils brandissent leurs beaux projets, bien propres et soi-disant écologiques, comme des grigris.
A commencer par l’autoroute A69.
Une belle autoroute, ma foi, équipée de 16 prises de recharges pour les voitures électriques, qui, d’ailleurs, payeront moins cher le péage, parce que connectées au vent du futur, et tant pis pour les populations qui ont déjà, et auront, la malchance de vivre, quelque part dans le monde, près d’une mine de cobalt, de cuivre, de lithium, de nickel ou de manganèse, puisque le passage au tout-électrique implique un nouvel eldorado de l’extractivisme, qui va se révéler immanquablement un désastre écologique. Quant au « vulgum pecus » qui n’a pas les moyens d’abandonner le bon vieux moteur thermique polluant, il payera 17€aller et retour pour 58 km.
Tout cela pour que les jeunes cadres encore dynamiques des entreprises qui se croient reines puissent gagner…10 minutes sur le trajet, si, au lieu de ce massacre, les autorités avaient la sagesse d’aménager la RN126.
Une autoroute avec les péages connectés, en « flux libre » s’il vous plaît, pour les économies d’énergie, et le temps gagné, là encore. Des péages 5G, voire 6G, qui sauront lire les plaques d’immatriculation, avec pour résultat, du tout schuss pour les abonnés, l’élite de la route. Les autres voitures, celles des petits, des sans-grades de la modernisation, devront payer leur passage en se connectant sur le site de la société autoroutière, ou alors en cherchant les bornes de paiement. Et malheur aux contrevenants, qui oublieraient cette simple formalité : il pourrait leur en coûter 90€ si non-paiement dans les trois jours.
Une autoroute ECOLOGIQUE, vous avez bien lu !!!
Mais une fausse écologie, une vision de pseudo-écologie moderniste, obsédée par la vitesse et la technologie, une soi-disant écologie pour une société de plus en plus contrôlée et déshumanisée. En un mot, l’inverse de ce qu’est l’écologie…
L’écologie, c’est leur nouveau mot à la mode : un fourre-tout, un gloubi-boulga sans goût ni grâce, un ersatz.
Reprenons : Eco-logie = Oikos logos, le juste discours sur la maison, la science de l’habitat humain… Il conviendrait d’utiliser cette belle idée à sa juste valeur, et pourtant c’est exactement l‘inverse qui se produit, dans ce temps d’entre deux mondes, où les tenants du pouvoir économico-politique utilisent absolument toutes les ficelles pour que leur modèle de société prédateur, ce capitalisme imposé à une planète qui croule sous son poids, puisse continuer encore un peu à jouer sa dissonante partition, comme l’orchestre du Titanic : vive l’économie verte, vive le développement durable, vive le futur décarboné. Mais ne changeons rien à notre consommation, notre consumation…
Vraiment, cette autoroute A69 est le symbole même des dérives d’un système à bout de souffle, qui refuse de voir la réalité : notre terre et ses habitants non-humains ne nous supportent plus, il faut tout repenser.
Ce projet met en évidence, d’une façon paradigmatique, deux visions du monde, deux imaginaires qui ont de plus en plus de mal à communiquer.
Les Modernes[4] : ce sont les tenants d’un toujours plus de machines et de technologie, persuadés que le progrès matériel sera en progression infinie, grâce au génie humain, sans réaliser que leur conception du monde aboutit à l’exacte inverse : un assujettissement de l’humain à ses outils, à ses productions métallico-plastiques, une chosification-réification de plus en plus grande de notre rapport au monde, dans une déshumanisation accélérée de nos sociétés. Cette fascination pour la robotisation du quotidien et de l’économie industrialise nos corps de chair, entraînant de considérables dégâts sanitaires, psychologiques et sociétaux chez celles et ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme de la mégamachine, lancée à toute vitesse sur la flèche empoisonnée de l’avenir, et hypnotisée par le rêve d’une humanité augmentée, voire une post-humanité.
Les Terrestres4 : ce sont celles et ceux qui ont compris qu’il convient d’atterrir, c’est-à-dire renouer avec la condition de vivant parmi les vivants, responsables de l’entretien de leur oikos, leur maison fondamentale, en comprenant qu’elles et ils en sont des enfants, composés des mêmes éléments, partageant une même sensibilité, au-delà des différences de formes, avec les autres habitants non-humains, dans une fraternité éprouvée. Adieu l’idée d’un environnement qu’il faudrait exploiter ou protéger, il convient alors de nouer des liens avec ces autres vivants dont nous partageons un « terrain de vie »défini comme un espace mutualiste, fondé sur le respect et la complémentarité, et dont nous dépendons pour notre subsistance. Un espace qu’il est alors nécessaire d’entretenir et de défendre contre la destruction.
L’autoroute A69 est alors l’un des terrains à la plus forte expression symbolique sur lesquels s’affrontent ces deux manières de penser, où s’exerce cette véritable bataille de l’imaginaire.
D’un côté, les élus du Sud-Tarn, entourés des chefs d’entreprise et de leurs cadres dynamiques et pressés, émerveillés par les promesses du toujours-plus technologique, des espaces bien propres et des surfaces rutilantes, fleurant bon la parfaite maitrise humaine sur le monde, où vont ensemble : autoroutes ruban-gris et leur monde artificiel, tous en aires macdonalisées et climatisées ; golfs à 18 trous à l’herbe toujours verte bourrée de pesticides, pour pouvoir compétiter nationalement, voire internationalement ; piscines privées toujours bleues avec barbecue rougeoyant au clair de lune.
Nos Modernes…
De l’autre, les gens, d’abord, comme toi et moi, celles et ceux qui vivent encore tranquillement dans leurs terroirs, tentant de garder une harmonie au sein de leur vie locale. Mais aussi le petit peuple bigarré et mal coiffé des militants écologistes, qui décident de faire société autrement, où les grandes marches, les communautés d’idées et d’actions, les camps et campings citoyens, les habitats légers, les jardins partagés bios poussent au milieu des hérons, des loutres et des grenouilles. On y croise vélos, breaks d’occas et fourgonnettes où s’entassent les covoiturages. On y chante en chœur, on y danse aux bals trad. Là, souffle le vent du large.
Nos Terrestres…
Entre les deux, la majorité silencieuse de la population locale, qui-n’a-pas-réfléchi-à-la-question, parce que, au fond, elle pense que cela ne la concerne pas : cela fait trente ans que les politiques et journalistes lui parlent de l’autoroute, si nécessaire pour l’avenir prospère de nos territoires enfin désenclavés, à l’ombre de la figure tutélaire de Pierre Fabre, notre seigneur. Une autoroute qui serait son monument au mort, en quelque sorte, le remerciement-allégeance en forme de tribut que paierait le territoire pour-lequel-il-a-tant-fait-tant-donné-de-sa-personne.
Pour vous donc, qui hésitez quant à l’opinion à vous faire pour sortir de cet entre-deux, voici les arguments d’une Terrestre contre l’autoroute A69.
Une autoroute pour Pierre Fabre
En 2006[5], Pierre Fabre, dirigeant des laboratoires du même nom était poussé par une volonté farouche de « désenclaver » Castres-Mazamet, et arpentait les couloirs ministériels et les restaurants parisiens pour obtenir de l’Etat la création d’une liaison autoroutière entre Castres et Toulouse. Il continuait ainsi son lobbying, comme il l’avait fait en 1990 en obtenant la création de l’aéroport de Castres-Mazamet, pour favoriser les intérêts de son entreprise d’origine modeste, très vite devenue un grand groupe, pour la pharmaceutique, la dermo-cosmétique et la recherche médicale, en France (2d groupe en dermo-cosmétique) et à l’international (9ème mondial pour la pharmaceutique en 2021, 2d pour la dermo-cosmétique). Cette année-là, c’est au cours d’un déjeuner avec le ministre des transports Dominique Perben qu’il obtient la promesse d’une mise en concession de la liaison Castres-Toulouse, entrainant derrière lui les élus locaux, en particulier Philippe Folliot, député de Castres, et Bernard Carayon, maire de Lavaur.
Or, depuis plus de dix ans, l’amélioration de cette liaison faisait l’objet, dans les cabinets ministériels, d’une réflexion destinée à une prise de décision de son élargissement, par la construction d’une « deux fois deux voies », du genre voie express. Mais dans une période marquée par le néolibéralisme en roue libre, l’Etat cherchait à se désengager de ses futurs investissements par des partenariats public-privé, dont le prétexte était les meilleurs délais dans la réalisation des travaux. C’est ainsi que nos gouvernants, pourtant nos représentants, étaient tout ouïe lorsque de grands décideurs privés leur demandaient de prendre des décisions rapides, en leur déléguant leur pouvoir, c’est-à-dire en privatisant leurs propres prérogatives.
Peu de temps après ce lobbying, un débat public eu lieu d’octobre 2009 à janvier 2010. Après ce débat, en juin 2010, Jean Louis Borloo, ministre de l’Ecologie, de l’Energie et du Développement Durable, donne le blanc-seing pour la mise en concession d’une autoroute 2 fois 2 voies Castres-Toulouse, afin d’améliorer la desserte du bassin d’emploi Castres-Mazamet, et ce en cohérence avec la Loi sur le Grenelle de l’Environnement (3 août 2009), en relation aux enjeux liés à la structuration de l’aire métropolitaine de Toulouse et au développement de l’agglomération Castres-Mazamet. Il acte alors les études préalables à la Déclaration d’utilité publique.
Et comme si cela ne suffisait pas à servir les intérêts du monde de l’entreprise, dont Monsieur Pierre Fabre fût le courageux émissaire et principal bénéficiaire, un rapport de la commission « Mobilité 21 : pour un schéma national de mobilité durable » est rendu au Gouvernement en juin 2013. Le projet de liaison autoroutière entre Castres et Toulouse est classé dans la catégorie des premières priorités dans le scénario retenu comme référence par le Gouvernement pour le plan « Investir pour la France » présenté le 10 juillet 2013 par le Premier Ministre.
Une autoroute contestée
Suite au débat public de 2009 et 2010, et lors de l‘enquête publique (2016 et 2017), une pré-étude de contre-projet a été réalisée par deux bureaux d’études spécialisés dans les infrastructures et l’aménagement du territoire. Celle-ci a fait suite au refus de l’Etat, maître d’ouvrage de la Liaison Autoroutière Castres-Toulouse (LACT), de réaliser une étude afin de faire une analyse comparative sur les avantages et inconvénients entre l’autoroute et l’aménagement sur place de la RN126, alors que celle-ci avait été prévue… vingt ans plus tôt, comme expliqué plus haut. Elle a donc été commandée et financée sur fonds propres par les communes et communautés de communes impactées et opposées à l’autoroute, et en partie par la région Occitanie. A la suite de cela, en 2017, le collectif RN126 et France Nature environnement ont publié un rapport contestant point par point les arguments en faveur de l’autoroute, mettant en avant l’intérêt de l’aménagement de la route existante. Malgré le caractère étayé et très argumenté de ces travaux, et l’appui de deux avis très sévères émanant de l’Autorité Environnementale et du Commissariat Général à l’Investissement (CGI), la contestation du choix de mise en concession a été négligée tout le long de l’enquête publique. Après l’avis favorable de cette enquête, trois recours ont été déposés par les habitants, élus et associations des rives du Girou refusant l’autoroute, ainsi que par le collectif Pact (Pas d’autoroute Castres Toulouse). Mais ceux-ci ont été annulés, et la Déclaration d’utilité publique prononcée en juillet 2018.
En 2020, lorsque les potentiels concessionnaires commençaient à mettre en place leurs projets, et à la suite du risque de l’ouverture d’une carrière à Montcabrier, pour l’aménagement des futurs remblais, la contestation a repris avec vigueur d’abord par le collectif Stop Carrière, puis en 2021 par le collectif La Voie est Libre. Celui-ci a repris à son compte la question cruciale de l’aménagement de la RN126, entraînant une forte présence médiatique grâce au caractère spectaculaire et populaire de ses mobilisations. Après la désignation du concessionnaire NGE, sous la forme de sa filiale Atosca, et compte tenu des grandes inquiétudes sur l’avenir de nos sociétés, dans le contexte de changement climatique, des avis négatifs ont été formulés par deux instances gouvernementales, le CNPN (Conseil National de la Protection de la Nature) en septembre 2022, et l’Autorité Environnementale en octobre 2022, ainsi que par France Nature Environnement en novembre 2022. L’enquête publique environnementale qui s’est déroulée de novembre 2022 à février 2023 a été fortement médiatisée, et a reçu plus de 6000 contributions, mais s’est terminée par un avis favorable. En juin 2023 les associations opposées à l’autoroute ont déposé un recours en annulation de cette enquête environnementale, qui va suivre un cours très long, puis un référé-suspension pour atteinte à la biodiversité, afin de bloquer les travaux le 7 juillet. Celui-ci a été rejeté le 2 août.
On comprend ainsi que les dés étaient en quelque sorte pipés dès l’origine de ce projet, et que toute autre solution à une autoroute concédée, privée et à péages, selon le vœu de Pierre Fabre, a été systématiquement négligée par les décideurs, au prix de sérieuses contorsions juridiques, tant lors de l’enquête publique en 2016-17 que lors de l’enquête environnementale de 2022-23.
Le plus marquant dans cette histoire, c’est que la question de l’élargissement de la route existante avait donc fait l’objet d’une décision ministérielle dès 1994, et que le collectif RN 126, ainsi que d’autres associations opposantes avaient utilisé tous les arguments juridiques, lors de l’enquête publique de 2016-17 pour décrier la volte-face des pouvoirs publics à partir de 2006, et ce malgré les décisions du Grenelle de l’environnement de 2007, et la nécessité de justifier l‘autoroute comme dernier recours après avoir étudié en parallèle les autres alternatives possibles comme l’aménagement raisonné de l’axe, le développement des transports en communs et des transports multimodaux.
Morale de l’histoire : la France, un pays où les lobbies sont rois ! Un pays où la logique du profit et des intérêts privés prime sur le bien commun, malgré toutes les alertes sur un besoin impérieux de changement d’orientation des politiques publiques, eu égard aux risques écologiques qui guettent notre avenir.
Ah, j’oubliais : cette autoroute ne sera pas rentable, car les études ont montré qu’il fallait un trafic minimum de 13000 véhicules/jour, alors que le trafic escompté sera d’environ 8000 véhicules/jour, même si tout est fait pour quasiment obliger les poids lourds à l’emprunter. La question radicale est donc : quel est l’intérêt de NGE de financer des travaux ? Nous sommes là au cœur même des montages financiers mystérieux et des scandales du partenariat public-privé, et en particulier de la question controversée de la mise en concession des autoroutes, autrement dit de la privatisation de l’espace public.
Cerise sur le gâteau, cette autoroute comprendra peu de sorties entre Castres et Toulouse, autrement dit c’est une aberration territoriale pour les zones rurales. Un ruban de béton, parallèle à la route existante, essentiellement prévu pour la liaison, entre ces deux villes, des professionnels pressés, qui rendra la vie locale plus compliquée, en détruisant des paysages, des villages, des terres agricoles, des espèces végétales et animales.
Une autoroute antisociale
La question du tarif
Lors des décisions qui ont été prises il y a donc déjà plus de dix ans, la question du prix du péage n’a pas eu l’air d’avoir empêché les décideurs de dormir, alors que cette autoroute va être, de loin, la plus chère de France : 17 euros aller-retour, pour un trajet de 62 kms tout compris, ce qui revient à 12,77 centimes d’euros du km, contre 2,46 centimes pour la liaison Albi-Toulouse, dont l’autoroute a eu le privilège d’être construite en 1992, quand l’Etat avait encore le sens de ses responsabilités en matière d’aménagement du territoire.
Le concessionnaire brandit comme un étendard le fait qu’il y aura un tarif préférentiel pour les usagers domicile-travail-domicile, pour lesquels l’abonnement pour une voiture thermique devrait réduire le coût à 11,52 euros, ce qui fait tout de même la bagatelle d’environ 230 euros par mois.
Qui pourra se payer cette somme ? Certainement pas les habitants du territoire. Quant aux employés des grandes entreprises, ils ne la paieront pas non plus, car ce sont elles qui en absorberont le coût : il faut faire ce qu’il faut pour être dans le vent du futur.
La solution proposée, c’est, bien sûr, la voiture électrique, car leurs heureux propriétaires bénéficieront d’une réduction de 20%, réduisant à 13,6 euros l’aller-retour, avec un abonnement à 5,42 euros, donc de 108 euros par mois. Mais bon !
De nombreuses compagnies de transport ont d’ores et déjà indiqué qu’elles ne prendraient pas l’A69, vu son tarif exorbitant.
Le prix du péage a fait l’objet d’une réserve de la part de la Commission d’Enquête en mars 2023, repoussée d’un revers de main par le concessionnaire au prétexte que cette réserve ne concernait pas la question environnementale.
La question des contournements
Il y a 20 ans, deux déviations étaient construites, sauvant de la pollution les villages de Soual et de Puylaurens et faisant gagner aux automobilistes jusqu’à 25 minutes pour rallier Toulouse depuis Castres, dans le cadre de l’amélioration de la liaison Castres-Toulouse, et payées sur fonds publics, par les contribuables, donc. Aujourd’hui, ces contournements vont être intégrés dans l’autoroute, grâce à une pirouette administrative dont nos décideurs et nos élus ont le secret, selon les deals publics-privés qui vendent les bijoux de la couronne de l’Etat aux entreprises. Donc, pour bénéficier du même temps de trajet qu’actuellement, les automobilistes vont avoir à payer pour emprunter des voies qu’ils et elles ont déjà payées sur leurs impôts. L’alternative va être de se retrouver 20 ans en arrière, traversant et polluant les villages, et allongeant le temps entre Castres et Toulouse de plus de 20 minutes. Cette rétrocession est illégale, eu égard à la réserve émise en 2017 par la commission d’enquête, qui demandait au futur concessionnaire d’étudier un itinéraire de substitution équivalent, afin de garder ces déviations dans le domaine public. Comme c’est NGE qui a opéré ces deux contournements, cette compagnie aura été payée deux fois : une fois par l’Etat au moment de la construction, et une fois par un cadeau de l’Etat de ce qu’il lui avait déjà payé, au moment de la mise en concession.
Bienvenue dans le merveilleux monde des arrangements entre amis, sur le dos des citoyens, bienvenue en nauséabonde terre de corruption…
Une autoroute antiécologique
La question de l’artificialisation
L’A69 est actuellement le plus gros chantier routier de France, dans un pays qui ne cesse de multiplier les rocades, bretelles, contournements, pour le plus grand bénéfice du secteur du BTP, alors que nous sommes déjà les champions d’Europe du nombre de kilomètres de routes, en en alignant un million, soit 20 mètres par personne et donc 120m2, soit plus que de surface habitable.
Or, ce projet, ce chantier « s’inscrit en contradiction avec les engagements nationaux, en matière de lutte contre le changement climatique, d’objectif du zéro artificialisation nette et du zéro perte nette de biodiversité », selon le Conseil national de protection de la nature (CNPN), une instance rattachée au ministère de la Transition écologique. Ces objectifs s’inscrivent dans la loi Climat et Résilience de 2021, issue des travaux de la Convention pour le Climat, et prévoyant une accélération de la transition écologique, afin d’obtenir un véritable changement de cap en 2050, avec une première étape d’évolution en 2035. Le ZAN (zéro artificialisation nette) est un terme percutant représentant une intention, celle de limiter le rythme de l’emprise de l’homme sur les espaces naturels, et de mettre en place des moyens de compensation en déconstruisant, dépolluant, désimperméabilisant, revégétalisant et participant à reconnecter fonctionnellement les écosystèmes naturels.
Le concessionnaire Atosca (NGE) prétend que cette autoroute sera la première autoroute à respecter les mesures de compensations prévues dans cette loi, et promet, par exemple, de planter le double d’arbres abattus. C’est là que nous comprenons que nous ne vivons pas dans le même monde : des milliers d’arbres, dont 200 platanes de plusieurs siècles abattus en quelques minutes, et en échange, quelques centaines d’arbrisseaux qui mettront autant de centaines d’années à rendre les mêmes services écosystémiques, en matière d’habitat pour les oiseaux, les insectes et les petits mammifères, en matière d’humus pour la terre, en matière d’évapo-transpiration, pour maintenir vivable, car humide, notre atmosphère en intense réchauffement, et en matière de séquestration de carbone.
La même logique se retrouve pour la perte des zones humides : le concessionnaire promet de compenser les pertes, en mettant à disposition, sur l’emprise de sa propriété, des surfaces aquatiques : autrement dit, des pataugeoires pour compenser des mares et des marais contenant une biodiversité définitivement détruite.
Mais surtout l’autoroute va irrémédiablement sacrifier à la modernité agonisante presque 380 hectares (pardon, 300, a promis Atosca, preuve de sa bonne volonté de respecter la loi) de bonne terre arable, expropriant des cultivateurs, détruisant des prairies et des champs, coupant des villages en deux, et ce à quelques mètres de la route RN126, qui est loin, très loin d’être saturée. Un diabolique ruban de béton plaqué sur un paysage rural pluricentenaire.
Il y a encore la question des zones inondables : dans un climat de plus en plus instable, avec des pics de précipitations de plus en plus violents, l’autoroute va renforcer la vulnérabilité de plusieurs zones déjà sujettes aux inondations aujourd’hui dans la vallée du Girou, ce qui aura des conséquences désastreuses pour l’équilibre des cultures qui auront la malchance d’être situées près de l’autoroute : elles seront parfois saturées d’eau, et ne bénéficieront plus de la même capacité d’évacuation, puisque les haies et les zones humides ne seront plus là pour absorber l’excédent de pluie.
Et puis, dans ce temps où la sécheresse peut succéder de façon dramatique aux précipitations, et où nous avons impérieusement besoin de nos nappes phréatiques, la quantité d’eau nécessaire à la construction d’un ouvrage de cette taille est proprement gigantesque : 200 000 litres pour construire les remblais.
Il y a encore un point fondamental à propos de l’artificialisation : on sait maintenant que là où il y a nouvelle bétonisation faite de nouvelles voies, nouvelles bretelles, nouveaux contournements, se développe une économie opportuniste, faite d’amazonisation et de macdonalisation de la société, allant exactement à l’opposé des recommandations en matière de sobriété et de relocalisation, prônées pour une transition écologique digne de ce nom.
Le désenclavement du Sud-Tarn ? Probablement une montée des prix de l’immobilier dans les villes de Castres, Mazamet ou Labruguière, qui vont entrer dans le giron de la grande métropole toulousaine, et risquent de se transformer petit à petit en banlieues pour les cadres de grandes sociétés, asphyxiés par la pollution, qui traverseront à toute vitesse des territoires massacrés pour avoir le luxe de vivre dans de verts pays, tout en continuant à alimenter la machine infernale.
La question des déplacements
Toujours selon le CNPN (Conseil national de protection de la nature), l’autoroute A69, encourageant encore le recours à la voiture individuelle « est contraire à l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 ». En effet, une autoroute propose, sans aucune rupture, le même modèle que celui dans lequel nous sommes aujourd’hui, basé essentiellement sur l’individualisation des déplacements, alors qu’il est urgent de les penser de façon de plus en plus collective, en multipliant le nombre de trains et de bus (électriques, pourquoi pas) circulant entre Toulouse et Castres. Il est de notoriété publique que la liaison TER Castres-Toulouse n’est pas toujours performante, car sujette à de nombreuses annulations de trains, pour lesquelles l’usager ne reçoit souvent aucune alerte : il ou elle doit, alors en catastrophe, prendre le bus jusqu’à la proche banlieue toulousaine et terminer son trajet en métro, avec ses bagages. De même, de nombreuses personnes vivant dans les villages et s’étant habituées à certains horaires de bus, pour l’école ou les activités de leurs enfants, voient depuis quelques temps les plages horaires proposées se réduire comme peau de chagrin, et sont obligées de prendre leur voiture pour relier leur domicile à la ville.
L’Autorité environnementale, une autre instance gouvernementale, a vertement critiqué le projet. Dans sa synthèse, elle mentionne que « ce projet routier, démarré il y a plusieurs décennies, apparaît anachronique au regard des enjeux et ambitions actuels de sobriété » et que « l’analyse socioéconomique repose sur des données de trafic et des hypothèses d’émissions polluantes désormais obsolètes ».
Dans ce temps où les changements de comportement concernant la mobilité deviennent une question sociétale de première importance, la question des transports publics devient cruciale et les citoyens attendent encore les effets du grand plan mobilité du Conseil Régional, afin de compenser le recul indispensable de l’utilisation de la voiture individuelle. Or le tarif du train continue à grimper, et on ne voit pas arriver l’augmentation de sa fréquence entre Castres et Toulouse. Pourtant, il faudrait réouvrir les voies et les gares abandonnées, et il y aurait aussi à penser, dans chaque canton, la possibilité de taxi collectif pour acheminer les personnes de leur domicile à la gare ou à la station de bus.
Chères et chers élus, que faites-vous pour accélérer la transition énergétique, à part, pour beaucoup d’entre vous, dont Madame Delga, faire la promotion de cette autoroute surannée?
Une autoroute mensongère
Le fameux désenclavement
Nous avons là une véritable tarte à la crème : un mécanisme incantatoire rodé et porté par un imaginaire totalement dépassé.
Castres serait donc enclavée ? Par rapport à quoi ?
Mais quand même, rendez-vous compte, le bassin Castres-Mazamet est le seul espace économique de France de plus de 50 000 habitants à ne pas avoir son autoroute…
Ces arguments me font l’impression d’être projetée dans un film des années 80, en plein boom productiviste, saturé de publicités géantes pour un monde parfait de technologie et de bonheur éternel, dans une fin de l’histoire qui serait un rêve enchanté.
Mais n’avez-vous pas remarqué, chers décideurs, que quelque chose d’immense est en train de percuter nos certitudes d’enfants gâtés de la planète, et que l’humanité doit faire son aggiornamento, sinon son mea culpa ??? Un tsunami s’approche de nous, qui s’appelle changement climatique. Le voyez-vous venir ?
Et d’ailleurs, que serait l’enclavement du Sud-Tarn qui possède une ligne de chemin de fer, certes améliorable, et un aéroport ?
Oui, mais le Sud-Tarn est plus pauvre que le Nord…
Ah bon, en êtes-vous sûr ? Le taux de chômage de Castres est plus faible que celui d’Albi, pourtant reliée par son cordon ombilical à la métropole toulousaine, et ses entreprises sont prospères, à commencer par le groupe Fabre qui n’a pas attendu une autoroute pour se développer nationalement et internationalement, et qui constitue exactement le parfait contre-argument.
Si la question était cruciale pour cette terre-abandonnée-de-la modernité, comment se fait-il que dans aucun des documents concernant l’évolution économique du Sud-Tarn, nous ne trouvions un projet de territoire qui inclue l’autoroute comme nécessité pour l’avenir ? Et comment se fait-il que dans les documents liés à la construction de l’autoroute, les autorités se demandent quel projet de territoire va-t-on mettre en place autour, alors que la question aurait dû être prise dans l’autre sens : quel est le projet de territoire qui nécessite l’autoroute comme élément essentiel ??
Plus le temps passe, plus il apparaît, dans le contexte actuel, que c’est la relocalisation de l’économie qui devrait primer, avec un net recul des échanges routiers pour faire circuler les produits nécessaires à la vie quotidienne, à commencer par la nourriture. Or nous avons un pays qui, pour des raisons géographiques, a vécu un peu à l’écart des grands flux commerciaux, et qui a donc gardé sa spécificité, sa qualité de vie et sa riche terre nourricière. On pourrait dire que c’est typiquement le genre d’espace de vie qui correspond aux besoins de la société à venir.
Mais nos décideurs encravatés, obnubilés par leur orgueilleuse domination sur le monde, et aveuglés par leur désastreuse « hubris », continuent à dérouler un discours et des choix d’emprise sur la nature qui sont aujourd’hui totalement mortifères, et n’ont de raison d’être que pour leurs intérêts politiques et l’enrichissement de leurs affidés.
A la limite de la légalité
Qu’est-ce que la légalité ?
C’est souvent la loi des plus forts, la loi des puissants, protégés par des services d’ordre juridiques pléthoriques et juteusement payés, qui scrutent au microscope les possibilités de contourner la loi, et même de faire voter par des assemblées représentatives à leur service, des modifications d’articles de loi en faveur de leurs intérêts financiers.
Nous en avons un exemple parfait en ce qui concerne l’A69 : dans la mesure où celle-ci est considérée d’intérêt public majeur pour le territoire – sur une base dont l’historique rouleau compresseur lobbyiste date de presque vingt ans, nous venons de le voir – la société concessionnaire peut, en toute « légalité », contourner les règlementations concernant la protection de la biodiversité.
Cet argument, ahurissant dans une période où tous les scientifiques se tuent à démontrer la gravité de la rupture d’équilibre entre les sociétés humaines productivistes et le reste du vivant, est celui qui vient d’être mis en avant par Tribunal Administratif de Toulouse dans son rejet de la demande de suspension des travaux par 13 associations écologistes requérantes.
Dans ce monde au cynisme sans vergogne, les associations de défense du vivant sont tenues de devenir des organismes d’expertise de terrain, traquant les fautes et les approximations par rapport à la législation pour que le bien commun ne soit pas purement et simplement écrabouillé par ceux qui refusent de faire reculer leur « business as usual ».
Ce spectacle du décalage abyssal entre les urgences à repenser les modes de production et de consommation, et même, littéralement, les modes d’existence, et la complaisance-servilité des pouvoirs publics vis-à-vis de la puissance économique prédatrice, produit un écœurement et une colère dynamisant la lutte chez nombre d’écologistes de la première et de la seconde heure, ainsi que chez les jeunes, affolés par un avenir sans nom.
Ce règne du brigandage doit cesser, car la terre et ses habitants ne peuvent plus supporter ce pillage.
La jeune et courageuse Camille Etienne a bien raison de dire que les Etats sont moins coupables de non-action climatique que d’action délibérée de destruction du vivant, par une attitude de protection sans faille vis-à-vis de la cupidité diabolique des puissances financières, et au détriment du bien commun.
Finalement, à qui va profiter l’autoroute ?
A l’élite des Modernes, sourde et aveugle, mais à la voix tonitruante, et à celles et ceux qui leur font encore confiance, parce que c’est plus simple de ne rien changer.
Qui seront les victimes de l’autoroute, ce serpent de béton au cœur du vert pays ?
Toutes les Terriennes et tous les Terriens, les lucides mais sans-grade, les scientifiques en révolte, les cultivateurs et les amoureux de la terre, les bifurqueurs et les déserteurs du système, mais aussi les loutres d’Europe, les hérons cendrés, les écrevisses à pattes blanches, les moules perlières d’eau douce de la zone Natura 2000-Agoût, sans compter les alignements remarquables de platanes pluri-centenaires des petites routes menant aux villages à partir de la RN126.
Le monde du vivant ne veut pas de cette aberration, symbole d’un monde fini.
Eveline Grieder
Chercheuse en anthropologie
Août 2023
[1] Ce slogan représente une nouvelle vision du monde en plein essor dans notre société matérialiste en fin de course, liée à une école de pensée anthropologique avec Philippe Descola, élève de Claude Lévi-Strauss, qui a mis en évidence l’exception occidentale de la séparation de l’homme et de la nature, mais aussi inspirée du courant philosophique de Bruno Latour et ses élèves, considérant que les humains ne sont qu’une des nombreuses « puissances d’agir » dans le monde, et de Baptiste Morizot, qui nous invite à une « diplomatie » avec le reste du vivant, comme forme d’attention et de respect fondé sur une réelle possibilité de communication plutôt que sur le rapport de force.
[2] Collectif créé à partir de plusieurs organisations : Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH), Greenpeace France et Oxfam France.
[3] Concept décrit par Fabian Scheidler dans son ouvrage : « La fin de la mégamachine », forgé par l’historien de la technologie Lewis Mumford (1895-1990), et qu’il reprend pour désigner ici une forme d’organisation sociale semblant fonctionner comme une machine, contrairement à l’histoire officielle qui décrit un processus de progrès ayant conduit à plus de paix, de bien-être, de culture dans le monde, grâce à la mission historique, « le fardeau de l’ homme blanc », portée par la « raison », la « civilisation », le « développement », le « marché »…
[4] Terminologie de Bruno Latour, qui considère la modernité, comme d’autres auteurs critiques de cette notion, comme un temps historique dépassé, institué dès le XVIIème siècle sur un clivage, unique dans l’histoire de l’humanité, entre l’homme et la nature.
[5] Voir l’article de Reporterre du 18 octobre 2018 : https://reporterre.net/Comment-le-lobby-pro-autoroute-a-impose-la-liaison-Toulouse-Castres