Débat sur le zapatisme

Emiliano Zapata

Le phénomène zapatiste comme manifestation typique de la civilisation du capital contemporaine :

un mouvement qui dénonce l’oppression anti-vie du capital, et partiellement rattrapé par lui

Le Zapatisme rejette les logiques mercantilistes du capitalisme et prône une vie simple.

Mais il n’a pas compris que tant que le Capital a un devenir, tant qu’il a encore une force de poursuite de lui-même, il écrasera ou récupérera toutes les logiques qui voudraient et pensent (pourtant a priori sincèrement) s’opposer à lui, et continuera à fabriquer inévitablement les comportements qui le servent.

Le cas zapatiste est une illustration de plus du fait qu’on ne peut pas détruire le capital en le « rejetant » ; le capitalisme a sa logique propre, qui échappe à la seule volonté humaine. Tant qu’il n’est pas « mûr » pour mourir, tant qu’il a du pouvoir de reconduction, il avance, et détruit ou récupère ce/ceux qui voudraient s’opposer à lui.

Le mouvement Zapatiste : entre radicalité historique sincère,

incompréhension de la profondeur, contradictions et manque de clarté ?

D’un côté, le mouvement zapatiste déclare qu’ « il n’est pas possible de réformer [le capitalisme], ni de l’éduquer, de l’atténuer, d’en limer les aspérités, de le domestiquer, de l’humaniser. ». Voilà une perception radicale et de vérité, car porteuse de la compréhension que le capital est inhumanité par essence et non par dérive, par dérapage, par accident, par mauvaise gestion. Il N’est donc en effet PAS réformable, et toutes les politiques qui prétendent l’inverse, qui promettent une vie meilleure dans l’argent « remis à sa place », sont des impostures. Ainsi le Zapatisme semble radical dans ce qu’il semble avoir la conscience de la nature du système.

Pourtant, dans le même temps, il rate la cible dès l’instant où il promeut l’engagement dans la « lutte contre le système jusqu’à le détruire complètement ».

Car si la loi organique du capital est vue, si sa logique est comprise, c’est à dire s’il est saisi que la fin du capital n’aura lieu que lorsque sa maturation l’aura fait arriver à sa propre impossibilité de reconduction, et que, jusqu’à ce que moment soit atteint, tout ce qui s’opposera à lui sera ou bien détruit ou bien récupéré à son profit, alors il n’y a plus qu’une lutte, et ce n’est pas celle du combat actif contre l’existant pour le détruire (puisqu’il n’est pas possible de le faire avant qu’il ne soit arrivé aux conditions de sa mort). Au contraire, la lutte la plus nécessaire et pertinente est dans la détermination à être jalon de conscience pour la vérité, pour pointer et dire ce que le capital est, et notamment dévoiler la vraie nature de tous les mouvements qui, pensant lutter contre lui, participent à son évolution, son adaptation, sa reconduction, participent à l’imposture idéologique d’un capital qui serait plus humain, à l’idée qu’il pourrait y avoir une économie humaine.

De même, le slogan du mouvement zapatiste qui réclame “liberté, démocratie, justice” sans y accoler immédiatement que l’unique chemin vers la vie digne et humaine évoquée par ces termes (par ailleurs concepts purs produits du capital et dont il vaudrait mieux se séparer…) est la nécessité obligatoire de la fin de l’argent et de l’échange marchand, manque de clarté.

“Liberté, démocratie, justice” sont impossibles dans l’argent, autant le dire tout de suite, ou l’affirmer plus clairement. Tant que l’échange et l’argent existent la vie est obligatoirement indexée sur eux et assujettie à leur loi et, dans ce contexte, la « liberté » est la liberté de la marchandise, la « démocratie » est le consensus commun fallacieux qui reconnaît et valide comme loi reine et unique la logique de la marchandise, et la « justice » est le vœu pieu et totalement irréaliste d’une vie arbitrée sur des principes humains, alors qu’en réalité cette même vie ne peut qu’obéir aux lois obligatoires de la logique de la marchandise tant qu’elle existe.

Le mouvement zapatiste est rattrapé par le capital et fait – au moins en partie – son jeu à son insu

En permanence, il semble que le mouvement oscille entre radicalité vraie des tripes humaines voulant l’abolition du système capitaliste anti-vie, et dissolution de la subversion radicale dans des vœux de réforme dudit système. Sans conscience vraie totale, il est logique et inévitable d’être rattrapé par le capital et faire son jeu en alimentant des luttes soit-disant révolutionnaires mais en fait réformistes, impasses stériles contre-productives.

En février-mars 2001, la « Marche de la dignité indigène » constitue un moment fort de l’impact national du zapatisme. Si la démarche paraît louable au premier abord, l’honnêteté de la radicalité exige de pointer que la seule vraie subversion contre le système eut été une « Marche de la dignité », point barre.

Si les Zapatistes se sont toujours dissociés d’une perspective strictement ethniciste, manifestant le souci de ne pas ériger de séparation étanche entre indigènes et non indigènes et si, à partir de cette conscience, la marche de 2001 a aussi été définie comme « La marche des indigènes et des non indigènes », celle de « toutes les couleurs qui revêtent la terre », force est de constater que la pente qui emmène vers les sous-luttes est glissante. Le capital occupe nos esprits à tous, et a une puissance de falsification et de récupération de la révolte vraie (pour l’emmener dans des luttes contre-productives) qui rattrape tout ce qui n’est pas solidement ancré dans une radicalité de compréhension totale du capital. Ainsi la « Marche de la dignité indigène ».

20 ans plus tard, les manifestations émergeant du mouvement zapatiste indiquent qu’il est toujours un pied dans la radicalité originelle, et un autre dans la critique relative réformiste, voire est peut-être de plus en plus (?) rattrapé par les catégories du capital.

Un exemple est la naissance des mouvements de femmes zapatistes qui créent des lieux d’expression non-mixtes. Le phénomène naît d’un ressenti évidemment réel d’oppression et du besoin de trouver des solutions, mais la piste poursuivie n’est pas la bonne. Se définir comme groupe social opprimé dans l’idée de sortir de cette oppression spécifique, voilà exactement ce qui arrange le capital. Tant que les Hommes se débattent dans des luttes de sous-oppressions spécifiques, le système est à l’abri d’être vu comme la racine de toutes les oppressions.

La seule conscience qui alimente la révolution sociale vraie est celle du saisissement du seul ennemi : le système. Les hommes ne sont pas les ennemis des femmes, les noirs des blancs, les grands des petits, etc., et toutes les tentatives de ré-équilibrage des oppressions entre sous-groupes sociaux sont des voies sans issue.

L’idée que les femmes doivent « reconquérir elles-mêmes leur liberté en tant que femmes », est absolument contre-révolutionnaire (et ce même si dans les faits les femmes sont un groupe objectivement opprimé). C’est en fait l’anti-émancipation, la fausse émancipation dans une conscience partielle, car le seul vrai combat est celui de l’émancipation de tous les êtres, en tant qu’êtres, contre la racine de toutes les dominations et non pas des dominations particulières.

Les luttes par catégories, sous-groupes sociaux, sont le produit typique du capital qui fabrique toujours et encore la séparation entre les Hommes, et un produit pratique car ces sous-luttes brouillent les pistes et éloignent de la lutte sociale universelle contre le système.

En promouvant l’idée de la lutte des femmes contre le patriarcat comme un progrès, une lutte nécessaire, le mouvement zapatiste fait finalement le jeu du capital.

A la rigueur ces femmes peuvent-elles obtenir un réconfort, un bénéfice à se serrer les coudes entre elles pour se tenir debout (souhait et besoin évidemment légitimes), mais il faut n’y voir là qu’une étape momentanée, une action à intérêt thérapeutique ou cathartique ponctuelle, et seulement cela. Il s’agit de ne surtout pas croire que là est la solution.

L’observation que la logique civilisationnelle nous pousse toujours plus vers des luttes ethniques, raciales, féministes, etc. vient apporter confirmation de cela : le capital ne valorise que ce qui ne le met évidemment pas en danger mais qui, bien au contraire, le consolide. Les luttes pour l’émancipation de sous-groupes sociaux, chacun pour lui-même, sont exactement de cet ordre.

Autre exemple à l’occasion des élections présidentielles de 2018 où le mouvement avait réfléchi à présenter une candidate indigène, ce qui ressemblait à un revirement de l’EZLN jusque-là très éloigné des stratégies électorales. Cette proposition – qui a suscité de légitimes polémiques – ne devait pas être comprise comme un ralliement à la voie institutionnelle, mais comme un moyen de renforcer la lutte des peuples indigènes et faire émerger plus fortement la pertinence de la voie politique de l’autonomie, ainsi que de « démonter d’en bas le pouvoir d’en haut ». Nous sommes ici devant une dérive par rapport à la radicalité de principe annoncée, qui indique une incompréhension de la nature du capital entraînant vers un réformisme dont celui-ci profite : la compréhension radicale de ce qu’est le capital et son auto-mouvement sait qu’il N’y a PAS de possibilité de récupération d’autonomie par la voie politique (qui est fille du capital), et que toute volonté de démonter le pouvoir de l’intérieur est un mythe inopérant… mais qui fait formidablement le jeu du système.

En 2021, les propositions zapatistes continuent à sembler vouloir s’élever au dessus des habituelles mises en opposition adorées du capital, notamment par exemple sur la question du rapport colonialiste issu du passé en tentant de remettre les hommes d’aujourd’hui d’égal à égal (« Nous n’avons pas été conquis » + « Vous n’avez pas à demander qu’on vous pardonne quoi que ce soit »)  pendant que, dans le même temps, elles ratent leur cible et prennent des voies stériles par exemple dans les actes de concrétisation de leur déclaration selon laquelle « toute prétention à l’homogénéité et à l’hégémonie attente à l’essence de l’être humain ». En effet, en se faisant ambassadeur de l’idéologie de genre ou en envisageant de participer à la marche pour Adama, le mouvement zapatiste alimente les catégories habituelles du capital, à savoir celles qui font inconsciemment l’apologie de la marchandise (mouvements LGBTQI – Lesbienne gay bi trans queer intersexe -, PMA, GPA, transhumanisme, …), tout en faisant littéralement disparaître la seule lutte valable, la lutte radicale sociale contre le capital, en la remplaçant par des luttes de surface stériles entre sous-groupes sociaux.

Celles-ci ne gênent en aucun cas le capital mais contribuent à sa poursuite en participant au grand spectacle global qui occupe l’espace social sans danger puisque ne pointant ni ne dévoilant jamais la vérité : toutes les oppressions découlent du capital et elles ne s’éteindront qu’avec sa fin… et tout ce qui ne dévoile pas cela brasse inévitablement du vent, agitation stérile autour de ce qui n’est que des manifestations, des symptômes et non la cause des problèmes, et ne participe pas à la maturation de la conscience universelle.

Enfin une dernière illustration se trouve dans le fait que le président mexicain s’est mêlé du projet de venue en Europe de la délégation zapatiste. Andrés Manuel López Obrador, de gauche, semble avoir mis quelque énergie à faire en sorte que soient résolus les problèmes empêchant la délivrance de visas aux membres de la délégation.

Aucun état ne s’impliquerait dans un mouvement qui le mettrait totalement en danger, dans un mouvement dont il ne tirerait pas un minimum bénéfice. Il faut donc par là comprendre que le mouvement zapatiste fait – au moins partiellement – le jeu du système. (que ce soit parce qu’il génère une forme d’économie et de publicité positive et attirante pour le Mexique, que ce soit parce qu’il reste réformiste et pas totalement radical, etc.).

A contrario, on aurait par exemple été très surpris de voir l’état français apporter son soutien aux gilets jaunes, et ce pour quelque objectif que ce soit. Un mouvement populaire sauvage (au sens le plus noble du terme) qui remet en cause la civilisation de la marchandise ne peut pas recevoir de soutien des institutions de la marchandise. Et lorsqu’un mouvement reçoit un soutien de ces mêmes institutions de la marchandise, c’est toujours parce que, de près ou de loin, il apporte un bénéfice au système.

Zapatisme : se réaligner sur la radicalité vraie, ou se perdre dans la récupération par le capital ?

Dès le départ, au tournant des années 2000, au moment d’arracher un territoire grand comme la Belgique au gouvernement mexicain et aux paramilitaires et en tentant de fonctionner sans autorité centrale et hors de l’économie marchande, le mouvement zapatiste aurait dû être conscient de la limite de sa propre démarche, aussi légitime soit-elle : les luttes de libération nationales, ou de territoires ou de communautés spécifiques, avant que le capital ne soit arrivé à l’heure de sa décomposition, sont des stérilités contre-révolutionnaires qui ont été démontrées par Rosa Luxembourg, et non une stratégie opérante pour abattre le capitalisme, ou une fin en soi, ou même le chemin ou la première pierre vers l’abolition universelle du capitalisme.

En réalité, tant que le capital n’est pas mondialement en train de mourir, toutes les tentatives pour tenter de s’extraire de lui sont illusoires. Tant qu’il existe, nous alimentons le capital malgré nous.

Ainsi, le Chiapas et les hôtels de San Cristobal accueillent depuis des années les touristes « anti-capitalistes ». Résultat des courses de ce tourisme soit disant contestataire / révolutionnaire ? Le centre-ville de San Cristóbal s’est gentrifié, les plus modestes ne peuvent plus y habiter.

(La seule chose positive étant que, dans le même temps, à l’occasion de ce tourisme « anti-capitaliste » très capitaliste, des êtres font des expériences sociales, des rencontres, qui peuvent être facteurs de maturation de conscience : dans le même temps où le capital travaille pour lui, il travaille aussi inévitablement contre lui.)

Le mouvement devra être très vigilant s’il veut rester réellement radical (ou le redevenir) dans son message et incarner le « tenir debout » véritable contre tous les asservissements de la vie par la marchandise, l’argent et l’échange, et non tomber dans l’impasse de l’« altermondialisme » ou devenir une n-ième alternative au capital dur, promouvant à son insu l’idée mensongère d’un – impossible – « capitalisme humain ».

Comme l’expliquent les zapatistes, l’autonomie consiste à «  découvrir que nous sommes capables de nous

gouverner nous-mêmes » . Ce principe radical qui dit l’abolition de l’état et de l’argent, et non la réflexion sur le bon type de gouvernement ou l’auto-gestion horizontale du monde marchand.

En France avec les Gilets jaunes, comme au Chiapas, c’est la population à la base qui s’est révoltée, celles et ceux qui ne sont rien aux yeux des gouvernants. C’est en se souvenant et en restant ancré dans ce terreau seul, que sera possible une radicalité vraie.

A.