Le Hirak contre la caste des militaires.
Pour la quinzième fois je me suis rendu en Algérie. J’y avais été notamment coopérant à Sour El Ghozlane, où j’avais enseigné les mathématiques. Durant mon séjour de trois semaines, après une journée passée à Alger j’ai séjourné à Sour El Ghozlane où j’ai retrouvé de nombreuses connais-sances, puis à Tizi Ouzou où j’ai pu me rendre compte de ce qu’était le hirak en Kabylie.
Des manifestations enthousiastes
Commencé à la suite de l’annonce faite en février 2019 par le président sortant Bouteflika de briguer un cin-quième mandat de président de la République, le « Hi-rak » a passé le jour de l’an sans encombre. Il consiste en des manifestations dans toutes les villes algériennes chaque vendredi après la prière à la mosquée, en milieu de journée. Aux trois de ces manifestations auxquelles j’ai assisté (une à Alger et deux à Tizi Ouzou [135 000 habitants en 2008*]) et qui étaient les 45e, 46e et 47e éditions, j’ai constaté que la participation et surtout l’ardeur des manifestants étaient toujours forte. J’expli-que cette persistance par de nombreuses rancœurs et frustrations accumulées depuis des décennies contre le régime politique. Un jeune militant m’a dit que la cause première du hirak était la non-écoute du pouvoir. Dans les cortèges les slogans scandés collectivement et les chansons étaient continuellement émis par les manifestants. Ceux-ci portaient de très nombreuses pancartes. Le message le plus émis était : « État civil et non militaire ».
On pouvait entendre « Y en a mare des généraux », ou lire « Système dégage », « Le hirak est pour sonner le glas de la mafia », « Le peuple va faire chuter le pouvoir », « Tebboune, président truqué ». On faisait beaucoup référence aux martyres de la guerre d’Algérie, notamment à Ali Lapointe, héros de la bataille d’Alger dont on pouvait voir l’effigie sur un drap, et à Aban Ramdan, un des cerveaux du congrès de la Soummam du FLN (1956), assassiné l’année suivante par ses compères pour avoir prôné la prédominance du poli-tique sur le militaire. On pouvait lire aussi « Nous sommes les enfants d’Amirouche ». Si à Alger, le drapeau algérien était souvent exposé, à Tizi-Ouzou il était concurrencé par celui amazigh . De nombreux slogans et pancartes exprimaient la solidarité envers les prisonniers politiques. À Alger, quelques manifestants avaient couvert un de leurs yeux d’un morceau de papier faisant ainsi allusion à ceux qui avaient perdu un œil lors de la répression policière dans des manifestations précédentes. Les revendications de l’État de droit et de l’indépendan-ce de la justice à l’égard du gouvernement étaient également très présentes. S’il n’y avait aucune revendication sociale, économique, écologique ou sociétal, c’est parce que le hirak s’est donné comme unique objectif la chute du régime politique mis en place à l’indépendan-ce du pays et dominé depuis ce moment-là par les militaires. De même, les allusions à la religion musulmane étaient extrêmement restreintes, la laïcité s’imposant. Lors d’arrêts de cortège provoqués notamment par les embouteillages humains, de petits forums infor-mels se déroulaient ici ou là. Si au début, le mouvement a été lancé par les jeunes, aujourd’hui dans les manifestations j’ai pu voir des gens de tous âges. À Alger, les femmes étaient relati-vement nombreuses : environ un quart de l’ensemble des manifestants. Pour tenter d’empêcher la foule de rejoindre la manifestation d’Alger, il n’y a les vendredis ni métro, ni tramway ni trains. Ainsi, le jour de mon arrivée je n’ai pas pu, prendre le train pour aller de l’aéroport au centre-ville. De même les routes menant à Alger sont ce jour-là filtrées par des barrages policiers qui empêchent les automobiles non-immatriculées dans la wilaya de la capitale d’entrer dans la ville. Ces mesures n’empê-chent pas des manifestants de venir de loin à pied : par exemple, certains viennent d’El Harrach qui est située à 11 km du centre d’Alger. Tirant les leçons du passé, notamment celle de la « dé-cennie noire », le hirak a inscrit dans son gène le paci-fisme. Alors que les trois manifestations auxquelles j’ai pu assister n’ont donné lieu à aucun affrontement avec la police, qui pourtant à Alger était en force, dans d’autres villes durant mon séjour les marches ont été interdites, même si dans certain cas elles ont pu avoir lieu malgré la répression policière. Ce fut notamment le cas à Annaba et à Sidi Bel Abbès. Dans certaines villes comme Constantine, les manifestants pacifistes sont attaqués par les « baltaguia », groupes de personnes à la solde du pouvoir jamais contrecarrés par la police. À Tizi Ouzou, j’ai pu voir la manifestation hebdomadaire du mardi soir des jeunes. Elle était nettement moins fournie que celles du vendredi. Un des slogans était : « Libération de Fersaoui Abdelouhab », président du RAJ (Rassemblement Action Jeunesse), incarcéré. Le journaliste de « Liberté » que j’ai rencontré m’a expliqué qu’à Tizi Ouzou, jusqu’à l’été dernier, chaque corporation (journalistes, médecins, avocats, juges…) avait son jour de la semaine de manifestation, indépendamment de celles des vendredis et des mardis. Si à Alger, en début de mouvement les étu-diants ont fait deux mois de grève, la grève générale lancée dans la production n’a pas été suivie. Au-jourd’hui, à Tizi Ouzou, en semaine, la vie économique n’est nullement perturbée.
Une répression sournoise
Si la police frappe parfois les manifestations, y compris avec des tasers, la répression du Hirak se fait surtout en douceur : on va cueillir les militants chez eux pour les incarcérer pour ensuite éventuellement les faire passer devant les tribunaux. Ainsi, j’ai été interpellé par la police le soir de ma visite de la manifestation du 27 décembre. Les policiers sont venus me trouver dans ma chambre d’hôtel de Tizi Ouzou et m’ont demandé de les suivre avec toutes mes affaires. Une fois arrivé au commissariat central, ils ont fouillé toutes mes affaires. Ils m’ont surtout reproché d’avoir pris des photos de la manifestation, ce qui est interdit aux étrangers, me dirent-ils. « Cent fois » je leur ai de-mandé le texte de loi indiquant que cet acte était répréhensible ; ils ne me l’ont jamais montré… Plus tard ils me reprocheront aussi d’avoir parlé avec des manifestants. Ils m’ont confisqué mon passeport, m’ont obligé de rester à Tizi Ouzou et ont fini par m’expulser du territoire au bout de 14 jours ! Mon histoire n’est que l’arbre qui cache la forêt des arrestations. De la fin février au 30 novembre il y a eu un millier d’interpellations et 200 emprisonnements pour des raisons politiques. À la veille de l’élection présidentielle, entre les 8 et 12 décembre, il y a eu un autre millier d’interpellations▼. Le mode de répression à l’algérienne n’est possible qu’avec un fort contingent d’« indics », notamment lors des manifestations. On a bien affaire aujourd’hui à un État policier. À Tizi Ouzou, j’ai pu constater qu’en dehors des manifestations, beaucoup de gens, y compris des militants, avaient peur, comme avant 1988, de parler de politique avec moi. Alors qu’à Tizi Ouzou, exhiber le drapeau amazigh n’est nullement réprimander, à Alger il fait l’objet de nombreuses condamnations à des peines de prison. Cette différence s’explique par la différence de rapport de force sur la question selon le lieu. À Skikda, où le hirak n’est pas très fort, durant mon séjour, quatre manifestants ont été poursuivis pour « attroupement non armé ». La police et le régime ne s’inventent-ils pas des lois à l’occasion ? Parmi les personnes condamnées à des peines de prison on trouve des défenseurs des Droits de l’Homme comme Kaddour Chouicha et Karim Tabou ; le délit de ce dernier étant « d’avoir tenu des propos critiques sur l’institution militaire lors d’un meeting ». Les artistes sont particulièrement visés par la répression.
Des médias menacés
Alors que lors de mes derniers voyages en Algérie du-rant les années 2010, j’avais trouvé que la presse et l’édition des livres s’étaient beaucoup libéralisées, force est de constater que l’on assiste aujourd’hui à un coup de barre. Deux journalistes ont en effet été condamnés en 2019 à des peines de prison. Le « délit » de l’un d’entre eux était d’avoir envoyé une photo d’Algérie, publiée dans une revue française. Un journaliste de la « Dépêche de Kabylie » que j’ai rencontré m’a fait part des pressions politiques pratiquées sur les organes de presse et les journalistes. L’État étant le principal acteur économique, il est aussi le premier pourvoyeur de publicité. Or celle-ci est une importante source financière des quotidiens. En la restreignant l’État peut donc étrangler ceux-ci. Ainsi, la « Dépêche de Kabylie » a vu récemment ses contrats de publicité se réduire, m’a expliqué cet homme. Les journalistes sont harcelés par la police : convoqués, relâchés, puis de nouveau convoqués et éventuel-lement emprisonnés. Aussi, ils sont amenés à s’autocensurer. Durant mon séjour, le président Tebboune a informé la presse que toute information rapportée en dehors de l’agence officielle APS est à classer dans la case de désinformation. La censure touche aussi l’édition de livres. Durant mon séjour, le directeur de la Radio de Tizi-Ouzou a été « remercié » pour avoir retransmis sur ses ondes des témoignages de manifestants. Soutenus par ses collègues il a été ensuite rétabli dans ces fonctions. Enfin, un jeune m’a dit que le premier média utilisé était les réseaux sociaux. Tizi Ouzou et la Grande Kabylie
Quand le Hirak et le mouvement amazigh se rejoignent
En Kabylie, le hirak est doublé par la lutte pour l’indé-pendance de cette région, revendication qui date d’au moins 1979. Après une des manifestations de Tizi Ou-zou, j’ai demandé à une femme qui était enrobée du drapeau amazigh si elle était pour l’indépendance de la Kabylie ; elle m’a répondu : « oui, inshallah ». À cette manifestation j’ai pu voir sur une toile l’effigie du regretté chanteur kabyle Matoub Lounès. Souvent les Kabyles me disent qu’ils se sentent différents des arabes. Si la mort d’Ahmed Gaïd Salah, le ministre de la Défense qui avait poussé Bouteflika à la démission, a créée une émotion dans l’opinion publique arabe, en Kabylie elle a été accueillie de façon festive. Stimulé par le désir d’affirmer l’identité kabyle, la vie culturelle à Tizi-Ouzou est assez riche. Par exemple, il est prévu en mars 2020 le 18e festival du filme ama-zigh. J’ai pu voir ici ou là des fresques sur les murs. Au niveau politique, douze présidents d’APC de la wilaya de Béjaia (Kabylie) ont refusé d’accrocher le portrait du nouveau président de la République, Abdel-madjid Tebboune dans leur mairie.
Sour el Ghozlane, ville dépourvue d’hirak
À Sour El Ghozlane, (50 000 habitants en 2008*) la situation est différente. Il n’y a jamais eu de manifestation depuis le début du hirak. Bourg d’une zone agricole, dépourvu d’activité culturelle, il a une population moins politisée que celle de Tizi Ouzou. À l’égard du hirak, la population est plus partagée. Certaines, de mes nombreuses connaissances aumaliennes , pensant que le hirak avait trop duré, s’en désolidarisent aujourd’hui. Cependant, Sour El Ghozlane est touchée par des mouvements locaux de contestation. Par exemple, l’un des trois lycées de la ville, le lycée El Ghazali, où j’ai enseigné 47 ans auparavant, a été touché à l’autom-ne par une grève de deux semaines des ensei-gnants qui exigeaient le renvoi de leur proviseur. Dans ce lycée, comme dans ceux de Tizi Ouzou, les élèves ne participent pas au hirak.
La contestation au-delà du hirak
De tels mouvements sociaux locaux ont marqué la décennie qui vient de s’achever en Algérie. Touchant l’ensemble du territoire, ils sont organisés indépen-damment du hirak. Aujourd’hui ils ont trait avec les problèmes de logements, de fourniture d’eau, avec la gestion des déchets, l’emploi, l’éducation, l’état des routes ou l’urbanisme. Souvent ces mouvements récla-ment aussi le remplacement de dirigeants. Leurs ac-tions consistent en des sit-in, des barrages routiers, des fermetures de bâtiments administratifs. Il existe aussi, ici ou là des grèves, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public ; les revendications concernant alors les salaires ou les conditions de travail. Si officiellement le taux de chômage est de 11,7%▀, les emplois temporaires sont en nette aug-mentation. Le fait que 3 300 candidats aient postulé au concours d’aides-paramédicaux qui n’offrait que 40 places▀ montre bien la problématique de l’emploi.
Quel infléchissement du régime ?
Le Hirak a obligé Bouteflika et sa clique à renoncer à la candidature de celui-ci à l’élection présidentielle. Il a incité les dirigeants du régime à faire juger de hauts dignitaires coupables de malversations. Ainsi, deux anciens Premiers Ministres (Ahmed Ouyahia et Abdel-malek Sellal) et une dizaine d’autres anciens ministres ont été condamnés à des peines de prison. Depuis le début du hirak, l’opposition a déserté le Parlement. Présents dans les manifestations, les partis qu’elle re-présente y participent de façon discrète, car ils se savent déconsidérés. Leurs leaders sont en effet considérés comme des chercheurs de « places ». C’est pour cette raison que le hirak ne veut pas avoir de leader. L’élection présidentielle du 12 décembre a été forte-ment boycottée par les Algériens, notamment à Tizi Ouzou. Alors que les autorités ont annoncé une participation de 40%, les gens que j’ai questionnés à ce sujet m’ont parlé de 16 ou 10%. Les militaires ont été obligés de voter sous peine de cachot d’une semaine. Personne n’est dupe : avec cette élection le régime dominé par les militaires se perpétue. Le président Tebboune, tout comme son Premier ministre Abdelaziz Djerad, est encarté au FLN. Tous les Ministères clés (intérieur, justice, finances, énergie, affaires étrangères) sont à la suite de la passation des pouvoirs restés dans les mêmes mains. Si à l’aube de la nouvelle décennie, Tebboune a ordonné la libération de 75 prisonniers politiques, le CNLD (Comité national pour la Libération des Détenus) annonçait qu’il en restait 120. Parmi les libérés on ne compte pas Louisa Hanoune, la Secrétaire générale du Parti des Travailleurs, parce qu’elle, elle a été condamnée en septembre 2019 non pas par un tribunal civil mais par un tribunal militaire siégeant à huis clos.
Quel impact de l’hirak sur la société?
Quel que soit son issue, le hirak laissera des traces dans la société. Il contribue à politiser la population. Il a donné lieu à de multiples discussions dans les cafés d’Alger et de Sour El Ghozlane. Dans les universités de Tizi Ouzou et d’Alger ont lieu différents débats formels ou informels sur des problèmes de société comme la laïcité, l’égalité des sexes ou l’environnement. Un étudiant de Tizi Ouzou m’a dit que pour mettre l’accent sur ces questions-ci, des jeunes engagés dans le hirak ont participé au volontariat pour replanter des arbres et nettoyer le littoral. Cette même personne m’a dit aussi qu’avec son groupe de jeunes dénommé « carré », est organisée chaque samedi la réalisation d’œuvres d’art en rapport avec le hirak : vidéos, écrits, fresques. À propos des femmes, une jeune manifestante d’Alger m’a expliqué comment le hirak contribuait à la prise de conscience des femmes, « On n’aurait jamais vu autant de femmes manifester auparavant » dit-elle. En effet, j’ai pu constater, que, même à Sour El Ghozlane, progressivement les femmes s’émancipaient. Pour la première fois j’y ai vu des gamines jouer au football dans la rue ; Par ailleurs.une lycéenne en 1ère « Maths élem » m’a dit que 38% des élèves de sa classe étaient des filles. Ce qui est une très nette progression.
Quelle issue ?
Le hirak va bientôt fêter son premier anniversaire. À chaque fois qu’un « hirakiste » est libéré après avoir purgé sa peine de prison il est accueilli pas une foule en liesse. Autant dire que ces peines ne découragent personnes. Comme le dit leur slogan « pas de marche arrière ». Si le gouvernement parle de réforme constitutionnelle, le hirak réclame l’élection d’une assemblée constituante. Encore faudrait-il que, dans un cas comme dans l’autre, la Constitution soit ap-pliquée ! Comment finira la partie ? Selon le journaliste de la « Dépêche de Kabylie », soit il parviendra à entraîner les forces productives pour renverser le régime, soit il s’essoufflera pour s’éteindre. Selon je jeune de « Car-ré », il s’arrêtera lorsque le gouvernement aura cédé sur l’ensemble des desiderata du hirak.
Janvier 2020
Jean-François Le Dizès
Auteur de – « globe-trotter, carnets de voyage d’un bourlingueur militant », 2007, Éditions L’Harmattan – « Quand les voyages et le militantisme se rejoignent », 2017 (deux tomes)
Sources chiffrées * Wikipédia ▼ Le quotidien « El Watan », Alger ▀ Le quotidien « Liberté », Alger