Féminismes (Confluences 81 n° 116)

116 page 16 Louyse Bourgeois (1563-1636)Les premiers pas de la réflexion sur l’avortement thérapeutique en France.

Assez récemment, le 29 juin 2015, le Mozambique dépénalisait l’avortement (en même temps qu’il dépénalisait les relations homosexuelles). L’occasion pour moi de donner un coup de projecteur sur une femme oubliée dans la longue histoire de la lutte pour l’accès à l’avortement en France, Louyse Bourgeois. Elle est née en 1563 et décédée en 1636. En 1594, elle épouse Martin Boursier, un chirurgien, élève d’Ambroise Paré. En novembre 1598, elle obtient son diplôme de sage-femme et acquiert rapidement une renommée auprès des dames de la cour. Elle accouche la reine Marie de Médicis à six reprises. Elle est rétribuée 500 couronnes pour la naissance d’un garçon et 300 pour la naissance d’une fille.

En 1609, elle publie « Observations diverses sur la stérilité, perte de fruits, fécondité, accouchements et maladies des femmes et enfants nouveau-nés, », qui est considéré comme un des 1ers ouvrages d’obstétrique écrits par une femme (après celui attribué à Cléopâtre VII d’Égypte et ceux de la médecienne Trotula de Salerne au XI° siècle). Dans cet ouvrage, elle avoue avoir eu recours à des avortements thérapeutiques pour sauver la vie de la mère. Acte alors inacceptable ! Une cinquantaine d’années avant la publication de cet ouvrage, le roi Henri II promulguait son Édit de février 1556 qui obligeait les femmes et les veuves à se déclarer quand elles se trouvaient enceintes et réservait la peine de mort aux personnes qui se rendaient coupables d’infanticide (et par extension, d’avortement). On peut aussi voir dans cet Édit une tentative du pouvoir royal de reprendre au clergé la responsabilité de gérer l’avortement, longtemps « chasse gardée » des tribunaux ecclésiastiques.

En 1588, le Pape Sixte V renforce l’Édit d’Henri II en réclamant la peine de mort pour les coupables d’avortement (depuis le Concile d’Ancyre de 314, l’avortement est une cause d’excommunication). Mais en 1591, le pape Grégoire XIV (en conflit avec le roi de France Henri IV) annule la peine de mort pour les coupables d’avortement et revient à la conception d’Aristote : l’âme serait insufflée au fœtus au 40ème jour pour un mâle, au 80ème jour pour une femelle. Donc avant cette date il n’est pas encore considéré « animé »…

Louyse Bourgeois perdra sa réputation suite au décès de la duchesse Marie de Bourbon-Montpensier* (en juin 1627), quelques jours après la naissance de la Grande Mademoiselle**. Une autopsie de l’accouchée révèlera la présence de débris de placenta dans l’utérus de la défunte et Louyse sera alors accusée de négligence et tombe rapidement dans l’oubli.

Les discussions sur l’interruption thérapeutique d’une grossesse seront reprises par d’autres et continueront leur cheminement. En mars 1773, par exemple, les docteurs en théologie de la Sorbonne sont invités à se positionner sur l’avortement thérapeutique en cas de danger imminent pour la mère : « (…) si l’on a d’égards qu’à la Justice, l’on peut sacrifier la vie de l’enfant pour sauver celle de la mère. (…) mais la charité demande que l’on préfère la vie spirituelle d’un enfant qu’on suppose être en danger imminent de ne pas recevoir le baptême à la vie temporelle de la mère ; c’est la marque de charité la plus ardente que de donner son âme pour sauver les autres. (…) ».

Lorsqu’en janvier 1827, le docteur Louis Costa dépose un dossier à l’Académie de Médecine pour qu’elle se prononce en faveur d’un avortement thérapeutique qu’il doit pratiquer, elle lui répond un mois plus tard qu’il est inconvenant de discuter de ce sujet. Et en 1852 l’Académie de Médecine, sous la présidence du Dr François Mélier, prend enfin position en faveur de l’avortement thérapeutique en cas de danger grave pour la femme.

Profession liée à la naissance, les sages-femmes ont eu aussi pour réputation d’être « des avorteuses »… D’ailleurs, le congrès des praticiens de médecine d’avril 1910 estime que « Pour lutter contre l’avortement criminel, il faut limiter le nombre de sage-femme et placer la profession sous le contrôle d’un service d’Inspection spécialement créé à cet effet ». Il y avait à cette date, parait-il, 12 152 sages-femmes en France, soit autant que de médecins !

Les avortements thérapeutiques, comme ceux pratiqués par Louyse Bourgeois pour sauver les femmes en couche, ont été légalisés en France par le décret de novembre 1955***. L’article 38 stipule « Il ne peut être procédé à un avortement thérapeutique**** que si cette intervention est le seul moyen susceptible de sauvegarder la vie de la mère. »

La dépénalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse arrivera 20 années plus tard en France… Ce sera l’occasion d’un autre article…

Patrice K

* Marie de Bourbon-Montpensier, fille de Henri de Bourbon-Montpensier et de Henriette-Catherine de Joyeuse, épouse du Duc Gaston d’Orléans.

** La « Grande Mademoiselle » est le surnom d’Anne Marie Louise d’Orléans (1627-1693), duchesse de Montpensier, dauphine d’Auvergne, comtesse d’Eu et de Mortain et princesse de Joinville et de Dombes. Cousine du roi Louis XIV. On dit qu’elle fut la dame la plus riche et la plus titrée de toute l’Europe !

*** En 1955, le ministre de la Santé publique du gouvernement d’Edgar Faure est Bernard Lafay, médecin Résistant. Lors des élections de l’Assemblée Nationale de 1946, il est candidat (non élu) du Parti Radical pour le Tarn. Il sera élu sénateur (RPF) de la Seine en 1948.

Octobre 1955 : Jacques Derogy publie dans le journal « Libération » une série d’articles sur la question de l’avortement. Il y préconise un changement d’orientation dans la loi comme dans les mœurs. Il insiste sur l’absolue nécessité de la contraception pour éviter le recours à l’avortement.

 

**** Nuance lexicale : l’Interruption Thérapeutique de Grossesse est pratiquée pour sauver la vie de la femme ; tandis que l’Interruption Médicale de Grossesse (IMG) est pratiquée si l’on considère que le fœtus est malformé ou que son développement semble aléatoire…

En 1966, le serment d’Hippocrate (« Je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif ») a été révisé afin qu’il soit compatible avec l’avortement thérapeutique.