Dimanche 11 janvier 2015, 09h30, matin brumeux et pluvieux, de cette fine pluie qui semble pénétrer jusqu’à la chair et les os et cheviller le froid hivernal, au coeur. Cette bruine insidieuse, partout et régulière, sans fin… qui vous cerne d’inconfort, comme le mal être qui a, depuis mercredi dernier, écorné les pages du GRAND LIVRE SACRÉ de ce dont il convient, unanimement, d’appeler et de rappeler le nom,« la liberté d’expression ».
Et en effet, partout où mes yeux se posent dans cet espace public détrempé, je tombe sur des vitrines flanquées du mot de solidarité (pas encore logo mais ça ne saurait tarder?!) « JE SUIS CHARLIE ».
Nous sommes à Castres, ville à la ligne politique municipale, mais pas seulement, fortement imbibée de « valeurs de droite », « une droite républicaine » bien sûr… donc anti-communautariste, pour les autres bien sûr, l’entre soi droitier étant, pour le reste des« gens d’ici » une règle d’or, bien que non avouée…
Imprimés blanc sur fond noir avec la typographie de CHARLIE HEBDO ou dessinés directement sur un bout de papier blanc, avec un simple crayon. Parfois avec des couleurs et du gribouillage « qui dépasse des lignes », dans lesquels on sent la patte d’un enfant dont on peut se demander ce qu’il a bien pu comprendre du pourquoi de ce dessin, et dont on peut légitimement douter qu’il en soit à l’initiative seul.
Ils fleurissent sur les vitrines de commerçants (pas tous, cela dit… Manque d’unanimisme ? Désaccord de fond ? Jemenfoutisme ? Ou simple oubli ? Combien alors, vues les circonstances du choc et l’unanimisme un poil forcé par certains médias, rappelant Panurge à l’heure du Tweet sans recul [pour mieux sauter ?!]… combien ont affiché leur soutien, pour ne pas passer pour des sans cœur, des non patriotes, des ennemis de la liberté d’expression??) et même aux pieds de la statue de Jean Jaurès sur la place du même nom, où le tribun, enfant du pays, fait face à une place minéralisée, vide de sens et d’histoire, ou pullulent les commerces reflets d’un embourgeoisement du centre ville et d’où les classes populaires auxquelles s’adressaient Jaurès en son temps (et ses héritiers il n’y a pas si longtemps encore, rendons hommage à ceux qui s’en montrent encore dignes aujourd’hui !), ont été chassées, sauf à revenir en tant que consommateurs et non citoyens…
Pourtant, des citoyens qui se réclamaient de l’être, sans drapeau ni religion, il y en eut, à plusieurs reprises, lors d’appels à rassemblements, sur cette place.
Les bougies et dessins ont été laissées là (sûrement à l’appréciation des équipes municipales d’agents de propreté qui devront gratter, demain lundi, les cires de mauvaise qualité d’autant de bougies chauffe plat déposées là pour la communion de ces « citoyens responsables » et fervents défenseurs de la « liberté d’expression » !)… le symbole du rassemblement et de ces lueurs d’espoir malgré le drame était fort, cet abandon de ces symboles en déchets en constitue un autre… tout aussi fort ! Combien d’autres « citoyens responsables » laisseront à leur tour leur symbole d’aluminium et de paraffine sur la voix publique pour le prochain rassemblement prévu cet après midi ?!
Là, devant la statue du socialiste tournant le dos au café à la mode qui va sûrement voir son chiffre d’affaires exploser dans quelques heures pour cause de « liberté d’expression », je me pose tant de questions. Je rage en silence en essayant de ne pas céder à la rancœur et à l’aigreur…
Mais, une fois de plus dans mon expérience sociale quotidienne de vie, je sais déjà que je vais faire tache dans l’unanimisme ambiant, et que cette majorité va m’accuser d’intolérance ou tout du moins me qualifier de trouble fête, voire plus trivialement, de casse-burnes. Qu’un seul d’entre eux me confonde avec un terroriste, et j’en deviendrai un par colère. Mais la pluie s’arrête, le soleil se pointe… il me faut mettre de l’ordre dans mes pensées, que je digère ces faits, des récits, ces nouvelles et ces analyses que je tente de compiler depuis deux jours…
Je ne parlerai pas ici, de présence illégitime des citoyens sur leur places publiques un peu partout en France et ailleurs dans le monde…
Je parlerai ici, seulement des questions que posent CES rassemblements, pour la LIBERTÉ d’expression ou liberté de la presse et CEUX, désertés le reste du temps et laissés aux seuls militants s’épuisant parce que peu nombreux, pour l’EGALITÉ, la FRATERNITÉ ET la LIBERTÉ… dans les mouvements sociaux, dans les syndicats, à la base, dans les entreprises, dans les collectifs de chômeurs, dans les éco-lieux, les SQUATS autogérés, sur les ZAD (zone d’autonomie définitive ou zone à défendre) et dans les luttes trop quotidiennes contre les discriminations sur faciès, sur origine, sur couleurs, sur genre, sur classes sociales ou rangs hiérarchiques professionnels…
Alors que peut dire ou même penser quelqu’un qui ne peut, de façon honnête, dire ou revendiquer en silence « JE SUIS CHARLIE »… parce que, comme le dit Marcel Sel, à lui même dans son texte(1) :
« Tu n’as pas non plus envie de céder au subit engouement pour le journal. Tu n’écriras pas « je suis Charlie ». Parce que ce serait trop facile. Tu as critiqué le journal par le passé. Tu assumes. Ce serait lâche de ne pas le faire. Tu n’as pas compris qu’on ne le condamnât pas pour deux caricatures en particulier qui te semblaient faire l’amalgame entre musulmans et terroristes. Tu n’as pas changé d’avis. Ce serait indigne aujourd’hui de te déclarer solidaire de tout ce que Charlie Hebdo a produit alors que tu ne l’étais pas. Mais ce serait pire encore de ne pas te dresser pour hurler que, quoi qu’ils aient écrit, dessiné ou dit, rien ne justifie, n’excuse, un tel carnage. »
Et comment ne pas avoir peur, non pas du terrorisme qui serait désormais à nos portes à tous et chacun, mais des récupérations du massacre et d’une de ses symboliques, par deux des pires ennemis de « l’esprit CHARLIE HEBDO » notamment, mais de la vie en général :
– le libéralisme marchandisant tout (voir les boutiques en ligne « JE SUIS CHARLIE » et, de fait, que les fonds soient reversés ou pas à une « noble cause », la « logoïsation » d’une image, la vidant de ses questions profondes, comme on a fait de la belle gueule du Ché Guevarra, une icône sans plus aucun questionnement sur ce qu’avait pu porter ou pas, le révolutionnaire en question.
– l’État répressif et ses alliés d’intérêts, que sont les identitaires de tout poil, les islamophobes amalgamants et les profiteurs rapaces de la moindre minute médiatique pour apparaître « dans le bon camp », celui des gentils « pour la liberté ».
Daniel Mermet, le rappelle (2):« Il faut que Charlie continue. Non pas comme une marque mais comme un combat. Aujourd’hui, il nous faut toutes nos forces,toute notre raison, pour déjouer les amalgames racistes et l’indécrottable cheptel des profiteurs d’abîme qui se pavanent d’un micro à l’autre. »
Bref, « il est CHARLIE », certes, mais avec la réserve qu’il n’est pas CHARLIE sans condition, comme Yannis Youlountas qui « Bien sûr, emmerde les intégristes de tous bords, emmerde aussi les pseudo-remparts fachos qui ne valent pas mieux, MAIS, emmerde AUSSI les Sarkollande et Valsuppé qui ont tué Rémi Fraisse et plusieurs de ses sœurs et frères anonymes de toutes les couleurs, qui raflent les Roms et détruisent leurs maisons de fortunes et leurs affaires personnelles. Ces tyrans en cravates et limousines qui se servent de la mort de ses confrères de Charlie pour justifier leurs lois sécuritaires, inégalitaires, destructrices et répressives au service du capitalisme débridé […] » (3)
Que penser aussi, des injonctions des médias continus (et parfois certains autres que l’on pensait plus réfléchis) à mettre dans nos bouches les qualificatifs de « fous », « fanatiques », et autres « extrémistes », tout ceci de façon « évidente »puisque que les adverbes définitifs consistant à dénoncer la barbarie ne manquent pas… (comme si ces fous n’étaient plus des« humains », qu’ils ne l’avaient jamais été… ce contre quoi Boris Cyrulnic s’inscrit en faux (4).
Ainsi nous savons qu’une fois le soufflé médiatique retombé et les coupables exterminés, il n’y aura plus qu’une question à se poser, « où sont les autres terroristes qui en voudraient à notre liberté sacrée ? », et certainement pas « comment notre société a aidé à les fabriquer, y compris (même si ce n’est là que l’huile sur un feu qu’ils n’ont pas allumé eux) dans les rédactions« blanches » de CHARLIE HEBDO ou autres chancres de la liberté d’expression, parfois un poil unilatérale, comme le souligne Halim Mahmoudi (5).
Que dire encore, de la psychologie, face à la réelle diversité de réactions, masquée par la supposée neutralité humaniste des formes de rassemblements « JE SUIS CHARLIE » (6)
« Alors que ce discours accorde a priori une valeur égale à toutes les vies, il organise en réalité la hiérarchisation des souffrances et l’indifférence de fait (ou l’indignation purement passagère) par rapport à certaines morts : les morts de la « forteresse Européenne »(19144 depuis 1988 d’après l’ONG Fortress Europe) et les enfants de Gaza – pour prendre deux exemples étudiés par la philosophe J. Butler – ou encore les 37 personnes tuées dans un attentat au Yemen le jour même du drame de Charlie Hebdo, pour prendre un exemple plus récent. » C’est un prêtre catholique qui aussi le dit, il n’est pas « QUE CHARLIE ». (7)
Et que penser, enfin, des propos d’un des rescapés lui même, de l’attentat, Luz :
“C’est formidable que les gens nous soutiennent mais on est dans un contre-sens de ce que sont les dessins de Charlie”, ajoute le dessinateur, “Cet unanimisme est utile à Hollande pour ressouder la nation. Il est utile à Marine Le Pen pour demander la peine de mort”, note Luz. “A la différence des anglo-saxons ou de Plantu, Charlie se bat contre le symbolisme. Les colombes de la paix et autres métaphores du monde en guerre, ce n’est pas notre truc”,explique-t-il. “On est un journal, on l’achète, on l’ouvre et on le referme. Si des gens postent nos dessins sur Internet, si des médias mettent en avant certains dessins, c’est leur responsabilité. Pas la nôtre”, poursuit le caricaturiste. “Je n’étais pas à la manifestation spontanée du 7 janvier. Des gens ont chanté la Marseillaise. On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabu, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude”. (8) Propos à peu de choses, prêt, partagé par Willem (9).
CHARLIE, je ne le lisais plus,depuis longtemps… alors comment je pourrais dire ce que j’en pensais, s’ils allaient trop loin, ou pas, s’ils étaient racistes ou pas… s’ils faisaient des UNES provocantes pour multiplier les ventes face aux difficultés économiques ou si le départ de Philippe Val les avaient rendu à leur liberté ?! Je ne savais rien de tout ça, et de ce fait, je ne pouvais « être CHARLIE »…
10h et quelques miettes de minutes… celles que les pigeons n’auront pas. Je souris au monde, en espérant une chose… que les rassemblements de cet après midi et ensuite, débordent l’appel sage à la marche silencieuse, que les panneaux « JE SUIS CHARLIE » soient plus inventifs et directs que ce symbolique et vide slogan fourre tout, que les débats naissent et occupent les rues des semaines durant, que les INDIGNÉS rencontrent les CHARLIE, qui rencontrent les PRECAIRES, qui rencontrent les ZADISTES, qui rencontrent les ANARCHISTES, qui rencontrent les CHOMEURS, qui rencontrent les COLIBRIS, qui rencontrent les CONFÉRENCIERS GESTICULANTS, qui rencontrent les MUSULMANS, etc.… non pas pour communier sur la sacro-sainte liberté d’expression, mais pour dialoguer VIA le conflit et la délibération populaire, sans élus ou en tout cas sans leur rang revendiqué, sans Soral, sans Dieudonné, sans Mahomet ni Jésus, sans Dieu… ni Maître !
Wil.
(1)http://blog.marcelsel.com/2015/01/07/je-ne-suis-pas-charlie/
(2)http://la-bas.org/nous-sommes-charlie
(3)http://youlountas.net/spip.php?article489
(4)http://www.tv7.com/point-de-vue-de-boris-cyrulnik-neuropsychiatre_3979593465001.php
(5)https://fr-fr.facebook.com/misterhal/posts/10152970983802622
(6)http://blogs.mediapart.fr/blog/mathiasdelori/080115/ces-morts-que-nous-n-allons-pas-pleurer