Dialogue n° 4 de Jacques et de son Maître

104 page 5 utopieDialogue 4 : Saint Martin

 

Nos deux héros apercevant au loin les premières maisons de Saint Martin, les lèvres du Maître de Jacques s’entrouvrirent pour la première fois depuis leur départ matinal.

 

Le Maître : Jacques pourquoi diantre m’amener dans cette bourgade ?

Jacques : Parce que, mon bon maître, contrairement à bien des beaux parleurs qui « n’ayant pas la force d’agir, dissertent »[1], ici, ils agissent !

Le Maître : Jacques, cesse d’abuser des anachronismes, cela va finir par lasser nos lecteurs… Qu’allons-nous trouver de si extraordinaire ?

Jacques : Je ne m’avance pas beaucoup en prédisant que nous allons y passer plus d’un jour ! Prenons, par exemple, la question de la gratuité…

Le Maître : Je suis inquiet en ce qui concerne le petit commerce local… Et comme tout ne peut être cultivé ou fabriqué sur place, je ne vois pas comment on pourrait se passer de ce petit commerce local.

Jacques : Il n’est pas question de le supprimer ! En attendant la généralisation de la gratuité, il conviendra de mettre en place une période transitoire…

Le Maître : Mais les petits commerçants, les artisans vont se retrouver au chômage très vite !

Jacques : Et pourquoi donc ?

Le Maître : Sans possibilité de tirer un profit de leur activité, ils perdront leur désir d’entreprendre : finies les innovations. Bref, à court terme, c’est la sclérose et la fin d’une société de progrès.

Jacques : L’acte d’entreprendre est une motivation essentielle chez les êtres humains et le profit ne saurait être le seul moteur de l’activité humaine : l’art, la culture, le désir d’être heureux et de s’épanouir, la générosité, l’amour…

Le Maître (sarcastique) : L’être humain le montre chaque jour en faisant la guerre à ses semblables !

Jacques : Mon maître, vous devenez cynique ! Dans un contexte favorable, les hommes sont perfectibles. Dans une société juste, les actes violents baisseront. Dans une société solidaire, quel intérêt y a-t-il à s’en prendre à autrui et à ses biens ?

Le Maître : Mais généraliser la gratuité, c’est décider la fin du salariat. Comment toucheras-tu tes gages ?

Jacques : Je n’en aurai plus besoin. Vous satisferez tous mes besoins élémentaires : nourriture, hébergement, transport… et moi je vous rendrai en échange les services que vous attendez de moi.

Le Maître : Nous voilà revenus au troc !

Jacques : Il existe déjà des S.E.L.[2] qui abolissent la notion de profit…

Le Maître : Et dans ton système le cheval que tu montes à présent ne m’appartiendra plus ?

Jacques : ça n’a aucune importance, il peut très bien rester votre propriété. Cela m’indiffère, si je peux l’utiliser lorsque j’en ai besoin, non pour en tirer profit en l’insérant dans le marché, mais pour mon usage.

Le Maître : Et je parie que cette notion porte un nom ?

Jacques : Oui, mon bon maître, cela s’oppose à la valeur marchande et s’appelle la valeur d’usage !

Candida ROUET (novembre 2013

Confluences n° 105)

[1] Jean Jaurès. La citation exacte est : « n’ayant pas la force d’agir, ils dissertent »

[2] Services d’échanges Locaux