Jean-Paul Jaud : « Le nucléaire hypothèque l’avenir ! »
Réalisateur, entre autres, du célèbre film Nos enfants nous accuseront, ce cinéaste environnementaliste, bien connu du grand public, vient de sortir son nouveau film en mars 2015 – Libres ! – sur la transition énergétique et sur les ravages provoqués par le nucléaire. Interview sans tabous.
Confluences 81 : Pourquoi le poids de l’industrie nucléaire est-il si fort en France ?
Jean-Paul Jaud : Tout part du général de Gaulle. Qu’on admire ou qu’on déteste le personnage, la majorité des gens s’accorde pour dire que c’était quelqu’un de très intelligent, qui avait un caractère affirmé. Ce militaire de formation a vu dans l’arme atomique, une arme de destruction massive terriblement efficace qui pourrait préserver la France d’une attaque extérieure, et garantir son indépendance, notamment vis-à-vis des grandes puissances de l’époque. Pour lui et pour de nombreux experts de cette période, c’était l’arme de dissuasion. Comment le héros de la Seconde Guerre mondiale, le résistant, l’homme qui a restauré la République, a-t-il pu se fourvoyer dans cette aventure, dans ce cul de sac, dans cette impasse ? Je trouve cela bizarre et incompréhensible. Comment a-t-il pu ignorer les terribles conséquences de la bombe atomique larguée sur Hiroshima et sur Nagasaki ? D’autant qu’il a sans doute vu les actualités filmées par les Américains concernant ce drame innommable, avec ce paysage ravagé, ces kilomètres de ruines, de décombres, ces habitants hagards et blessés, ces enfants perdus et défigurés…
Dans notre pays, l’industrie nucléaire s’est construite autour de la bombe atomique. Le plutonium, dont les gisements sont épuisés, est maintenant fabriqué de façon artificielle grâce aux réacteurs nucléaires des centrales civiles. C’est un pacte avec le diable ! Force est de constater qu’aucun président, de droite ou de gauche, n’a eu le courage d’en finir avec le nucléaire. Bien au contraire ! Aujourd’hui, le nucléaire français est un lobby tentaculaire, qui n’hésite pas à injecter des millions dans des campagnes de communication et de publicité qui, d’après moi, reflètent tout sauf la réalité et la vérité ! La filière s’est développée, et fait actuellement travailler de nombreux cadres et techniciens qui ont tous le droit de vote…sachant que les énergies renouvelables développeraient encore plus d’emploi. Les hommes politiques ne veulent peut-être pas perdre des voix précieuses en annonçant qu’ils pourraient supprimer le travail, déjà trop rare en France, de ces personnes ! Enfin, sur le plan économique, Areva et EDF sont des mastodontes, même si leurs finances ne sont guère brillantes, c’est le moins que l’on puisse dire : Areva totalise 4,8 milliards d’euros de perte en 2014 et 5,8 milliards d’euros de dettes, quant à EDF, l’entreprise enregistre un endettement estimé entre 34 et 40 milliards d’euros. D’ailleurs, ce sont les contribuables Français qui vont payer pour renflouer ces industries de mort via leurs impôts. Nous pouvons citer un exemple concret avec la construction de l’EPR de Flamanville et son coût trois fois supérieur au budget initial ! La facture s’élève aujourd’hui à 11 milliards d’euros… On essaie de nous présenter ces entreprises comme des vitrines nationales du savoir faire et de la technologie. Mais après Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl et Fukushima, qui ose dire que cette technologie est bonne pour la santé des citoyens du monde ? De qui se moque-t-on ? Ce secteur a un poids colossal sur le plan économique et sur le plan écologique, mais c’est nous qui réglons l’addition de ces folies ! Demain ce seront nos enfants, après demain nos petits-enfants…
Confluences 81 : Pourtant, on nous présente cette filière comme étant très écologique ?
JPJ : Ce n’est pas le premier hold-up de l’histoire ! Quelle mascarade ! Savez- vous qu’au Niger on extrait l’uranium – dont nos centrales nucléaires ont besoin pour fonctionner – en utilisant le charbon, l’énergie la plus polluante qui soit ? Savez-vous que pour construire les cuves des réacteurs nucléaires et le sarcophage de Tchernobyl il faut produire des millions de tonnes de béton par an ? Pour mémoire, je rappelle que la fabrication d’une tonne de béton équivaut à une tonne de CO2… Savez-vous que les déchets ne peuvent pas être traités mais enfouis, et restent nocifs pour l’environnement et la santé humaine pendant des milliers d’années ? Savez-vous qu’EDF est le 19ème plus gros émetteur de gaz à effet de serre au monde ? Savez-vous que si un accident majeur survient à la centrale nucléaire de Blaye, les vignobles de Bordeaux disparaitront à tout jamais en une fraction de seconde ? Savez-vous que si, aujourd’hui ou demain, une centrale nucléaire explose en France, un à deux millions de personnes, au minimum, devront quitter leur habitation sans espoir de revenir, et qu’un quart du territoire national sera contaminé pendant des milliers d’années ?
Confluences 81 : Pour vous, un accident nucléaire est-il possible en France ?
JPJ : Oui ! Hélas ! Il y a eu 67% d’incidents en plus de 2000 à 2013 sur les réacteurs français. L’IRSN, l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, dit : « Dans le cas des centrales existantes, les accidents graves n’ont pas été considérés lors de leur conception. » Encore plus terrifiant : « L’accident est possible en France, il faut donc se préparer à ce type de situation, y compris à des crises longues et importantes, » a déclaré Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire en mai 2013. Quant au coût de l’accident nucléaire, il est estimé à environ 760 milliards d’euros, une catastrophe européenne ingérable selon l’IRSN. En cas d’accident, outre le désastre environnemental et sanitaire, la France n’arrivera pas à se relever sur le plan économique. Au Japon, au moment de Fukushima, 27% de l’électricité était produite par l’énergie nucléaire, en France c’est 80% ! Si le drame survient, au nom du principe de précaution, les responsables politiques feront vérifier tous les réacteurs nucléaires et seront peut-être même obligés de fermer toutes les centrales sous la pression de la rue. Alors qu’est-ce qu’on fera ? On s’éclairera à la bougie ? Et comment ferons-nous tourner les entreprises et fonctionner les administrations ? Les six millions de Français qui habitent à moins de 30 km d’une centrale nucléaire ont du souci à se faire, mais les autres aussi croyez moi ! Il est temps d’abandonner cette industrie de mort.
Confluences 81 : Quels sont les moyens de lutter contre le tout nucléaire ?
JPJ : Il faut arrêter de donner son argent à une société qui produit de l’électricité à 80% grâce à de l’énergie nucléaire. Choisissez plutôt Enercoop dont l’électricité est à peine plus chère, mais qui réinvestit la totalité de ses bénéfices dans l’électricité renouvelable. En outre, comme le prix de l’électricité est un peu plus élevé, cela vous oblige à faire davantage attention à votre consommation. Vous devenez plus sobre, plus responsable. L’énergie la moins chère et la moins polluante est celle que l’on ne consomme pas. C’est le genre d’engagement citoyen dans lequel il faut s’investir pour inverser la tendance.
Ensuite, il faut encourager et développer le mix énergétique : l’éolien, le solaire, la géothermie, l’hydraulique, l’énergie marémotrice (marées), l’énergie houlomotrice (vagues), ou bien l’énergie cinétique (marches/frottements) produite par le va et vient des piétons sur un trottoir équipé, et transformée en énergie électrique grâce à une batterie reliée aux dalles. C’est l’avenir, cela préserve la santé, l’environnement, et les ressources sont inépuisables !
Enfin, les citoyens doivent refuser la centralisation énergétique, y compris en ce qui concerne l’énergie renouvelable, car sinon vous êtes dépendant, aliéné, prisonnier. Déjà des communes de Picardie et de Bretagne sont quasi indépendantes grâce aux énergies renouvelables qu’elles produisent localement. On ne doit pas se laisser déposséder de notre bien commun, on ne doit pas se laisser confisquer sa liberté sans réagir !
Confluences 81: Qu’est-ce que vous avez cherché à montrer dans votre dernier film – Libres ! – dont le dvd est sorti en septembre ?
JPJ : L’urgence qu’il y a à se réapproprier notre liberté en se réappropriant le bien commun. L’énergie fossile, dont le nucléaire, ont été des désastres et ont provoqué des injustices terribles. Comment peut-on imposer le nucléaire aux Japonais après Hiroshima, Nagasaki et Fukushima ? Quant aux Français, on leur a imposé les OGM et le nucléaire à force d’opacité et de mensonges.
Confluences 81 : Qu’attendez-vous de la COP 21, grande conférence sur le climat organisée par l’ONU et qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015 ?
JPJ : La transition énergétique n’est envisageable que si l’on sort du nucléaire. Les gens ne se rendent pas compte que les effets de contamination du plutonium durent pendant 27 000 ans ! Oui vous avez bien lu : 27 000 ans ! Le nucléaire hypothèque l’avenir. Il s’agit d’une technologie immaitrisable et irréversible. On prend des risques insensés pour une production mondiale électrique, d’origine nucléaire, de seulement 4% même si ce pourcentage va augmenter dans les années à venir, puisque les multinationales de la filière exportent leur technologie de mort. Un groupe japonais a même réussi à vendre récemment sa centrale nucléaire à la Turquie, pays installé dans une zone très sismique où les tremblements de terre sont régulièrement de forte ampleur, puisque la plaque continentale africaine se heurte à celle de l’Eurasie. Les responsables japonais ont expliqué qu’ils avaient pu tirer les leçons de Fukushima et qu’ils vendaient un produit beaucoup plus sûr ! Remarquez, les autorités de notre pays ont bien essayé de faire croire aux Français que le nuage radioactif issu de l’explosion de Tchernobyl s’était arrêté à la frontière franco-belge ! Je ne sais qui est le plus à blâmer : le menteur ou celui qui croit au mensonge ? Les Chinois, eux, ils ont compris. Ils investissent massivement dans les énergies renouvelables et deviendront bientôt les leaders dans ce secteur.
Pour cette conférence COP 21, je pense qu’il va se passer quelque chose d’important, même si les sponsors de cet événement mondial sont parmi les plus gros pollueurs de la planète. « Le Monde ne sera pas détruit par ceux qui lui veulent du mal, mais par ceux qui regardent sans rien faire, » expliquait Albert Einstein. L’encyclique Laudato si, que le pape François a consacrée à l’écologie a un impact énorme auprès des catholiques, mais aussi des décideurs politiques, et puis le président Obama va signer, alors qu’à Kyoto, le président américain Bush Junior avait refusé de s’engager dans cette voie. On aura également de nombreuses manifestations parallèles avec beaucoup de citoyens qui veulent des engagements fermes.
Confluences 81 : Quels sont les mots qui vous viennent à l’esprit pour définir la politique du gouvernement en matière d’énergie nucléaire ?
JPJ : Inconscience et massacre !
Le premier mot, parce que le gouvernement de messieurs Hollande et Valls ne se rend pas compte des menaces qu’il fait peser sur la population et sur l’avenir de notre beau pays. Le président Hollande n’a d’ailleurs pas respecté sa promesse de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim, la plus vieille du parc nucléaire français, entrée en service en 1978. Il y a pourtant déjà eu de nombreux incidents dans cette unité située en Alsace, troisième région la plus peuplée de France…
Les États-Unis est le pays qui possède le plus de réacteurs nucléaires au monde, mais c’est la France qui se place au premier rang si l’on prend en compte la superficie et le nombre d’habitants… J’ajoute que l’agriculture productiviste contribue aussi à nous emmener dans le mur ! Je rappelle que la France est le pays qui importe annuellement le plus de pesticides en Europe, et nous nous situons au troisième rang mondial derrière les USA et le Brésil, pays plus grands et plus peuplés… Inconscience toujours de nos dirigeants qui favorisent le profit au détriment de l’humain !
Le second mot, parce que je pense que les générations futures vont massacrer le gouvernement actuel dans leurs analyses, leurs écrits, leurs conférences. Elles se demanderont comment nos dirigeants politiques ont pu être aussi égoïstes, irresponsables et lâches.
Confluences 81 : si vous deviez choisir un mot pour rendre le monde meilleur ce serait lequel ?
JPJ : Partage ! Quand l’on sait que plus de 90% des richesses de la planète appartiennent à moins de 1% de la population mondiale, comment s’étonner de tous ces déséquilibres, de toutes ces injustices, de tous ces drames, de toute cette violence ? Pour changer le monde, pour le rendre plus juste, plus harmonieux, il faut militer et s’engager.
Propos recueillis par Emmanuel GAIGNAULT
Légendes photos :
Photo 1 (copyright © J+B Séquences – Béatrice Camurat Jaud ) : photo d’entrée
Photo 2 (copyright © J+B Séquences – Béatrice Camurat Jaud) : Tournage à 4 km de la centrale de Fukushima.
Photo 3 : Libres ! Film sorti en dvd en septembre 2015. Disponible sur www.jplusb.fr