Anne de France et le Marteau des Sorcières.
Lorsque le roi de France Louis XI meurt en 1483, son fils, Charles VIII, pressenti pour lui succéder* n’a pas encore atteint l’âge de 14 ans, majorité donnant accès au trône**. Avant de décéder, le roi désigne sa fille, la princesse Anne de Beaujeu, duchesse de Bourbon, comme tutrice du futur roi, car il la considère comme la « moins folle des filles de France ». Elle est alors âgée de 23 ans et devra gagner sa légitimité face à son cousin, Louis, Duc d’Orléans*** lors des États Généraux de 1484****. En 1491, elle parvient à marier son frère avec Anne de Bretagne, préparant ainsi l’union du duché de Bretagne et du royaume de France. Charles VIII, fraîchement marié, se sent alors capable d’assumer seul la charge royale. Anne de Beaujeu, aussi nommée Anne de France, sombre alors peu à peu dans l’oubli et en profite pour écrire un ouvrage pour sa fille, « Les enseignements d’Anne de France, duchesse de Bourbonnais et d’Auvergne, à sa fille Susanne de Bourbon » sorte de manuel d’éducation des jeunes filles de l’aristocratie de cette époque.
Pendant la régence d’Anne de France, en décembre 1484, le pape Innocent VIII publie une Bulle pontificale mettant en garde contre la sorcellerie, où il en appelle à l’Inquisition pour traquer celle-ci. De fait il encourage l’instruction de procès en sorcellerie de femmes jugées « diaboliques ». Vers 1486 (ou 1487), les théologiens dominicains Heinrich Kramer « Institoris » et Jacques Sprenger, après avoir condamné des femmes au bûcher, publient (à Strasbourg) un ouvrage qui aura de funestes conséquences sur de nombreuses femmes considérées comme « filles du diable ». Ce livre, le « Malleus Maleficarum » (« Marteau des sorcières ») est en partie une compilation d’éléments déjà contenus dans des ouvrages antérieurs, tel que le « Directoire des Inquisiteurs » de Nicolas Eymerich (publié en 1376), ou ceux du dominicain Johannes Nider (qui estimait que les sorcières confectionnaient des potions avec le jus des enfants bouillis).
Pour les auteurs de ce livre, comme pour de nombreux théologiens de leur temps, les désordres sociaux et politiques trouvent leurs origines dans des maléfices engendrés par les démons*****. Ces démons peuvent s’exprimer sur Terre grâce à certaines femmes, les sorcières. Pour les auteurs de cet ouvrage, les femmes seraient par « nature » (à cause de leurs prétendues faiblesses et de leur intelligence considérée inférieure à celle des hommes) enclines à céder aux tentations de Satan. Se découvrant des compétences en étymologie, ils affirment que le mot « femme » dériverait des mots « fe » (Foi) et « minus » (mineure). « Celle qui a la foi mineure ».
La sexualité de ces prétendues sorcières inquiète aussi leurs accusateurs. Elles auraient « le vagin insatiable » et, adeptes de positions « contre-nature » (où les rôles symboliques de domination sont inversés !) et d’actes non reproducteurs, elles ne se conformaient pas à la sexualité dans laquelle l’Église envisageait de les maintenir.
Ce qui était surtout reproché à ces femmes, considérées sorcières, sont des savoirs ancestraux notamment l’herboristerie et la pratique d’avortements (quand ce ne sont pas de simples problèmes de voisinage, des vengeances personnelles ou le refus des avances sexuelles d’un prétendant…). La crainte de voir se maintenir des rites païens est aussi une des causes de l’acharnement de l’Église (bien que des « chasses aux sorcières » aient eu lieu avant que le christianisme s’en mêle : la quête d’un bouc émissaire pour ressouder le lien social et asseoir un pouvoir est antédiluvienne !).
En étudiant les cas des femmes exécutées sous le fallacieux prétexte de sorcellerie, on retrouve aussi des veuves relativement fortunées. L’accusateur et le juge se partageaient après le procès la fortune de l’accusée.
Les procès en sorcellerie ont donné lieu en Europe Occidentale à environ 80 000 exécutions (en faisant une moyenne des estimations de Brian Levack et d’Anne L. Barstow). 80 % des victimes de ces exécutions sont des femmes. Freiner leur volonté d’émancipation fut-elle à ce prix ?
Est-ce le hasard si le pape Innocent VIII s’inquiète du pouvoir « maléfique » des femmes justement au moment où deux femmes sont au pouvoir : Anne de Beaujeu (en France) et Isabelle 1ère de Castille (dans certains royaumes Ibères) ?
Patrice K
* La loi Salique écartait alors arbitrairement les femmes du poste suprême en France.
** L’édit de 1374 stipule qu’un roi peut régner même avant d’avoir atteint ses 14 ans à la condition qu’il soit assisté d’un « Conseil ». Dans le cas de Charles VIII, certains Ducs, comtes et princes (dont le Duc d’Orléans) se voyaient bien membres de ce « Conseil » (certains avaient même le soutien de la reine veuve Charlotte de Savoie) !
*** Louis, Duc d’Orléans, deviendra le roi Louis XII en 1498 à la mort du roi Charles VIII, qui meurt sans descendant masculin !
**** Lors des États Généraux de 1484 à Tours, l’estat commun est renommer « Tiers état ».
***** Dès 1490, l’Église écarte cet ouvrage comme étant en contradiction avec le canon 8 du 1er concile de Braga (vers 561) qui stipulait que les Démons n’avaient pas le pouvoir de causer des catastrophes naturelles !