Quand le ciel nous est tombé sur la tête

113 page 3 édito marseillaiseLe temps ne suspend pas son vol, et les heures propices ne suspendent pas non plus leur cours pour que nous savourions les rapides délices des plus beaux de nos jours.

Rapides délices qui ont sombré dans l’horreur, car ces jours les plus beaux ont disparu aujourd’hui.

Reste le visage hideux du temps de l’effroi.

Presque deux mois déjà que le ciel nous est tombé sur la tête…

 

Voilà que des jeunes bien de chez nous s’en sont pris à d’autres jeunes, et ont préféré tuer et mourir plutôt que de profiter de la vie en se distrayant, en bavardant, en étant jeunes, quoi ?

Qu’est-ce qui se passe ?

Il est vrai qu’à l’écoute des réactions des premiers jours, on sentait l’incrédulité, la sidération. Nous étions tous Paris outragé, Paris martyrisé, et nous pleurions nos jeunes insouciants, qui ont trouvé une mort absurde parce qu’ils étaient au spectacle, ou sur des terrasses de café en train de se faire plaisir.

Et pourtant, cette tragédie des morts civils est le lot commun de tant de pays, et depuis si longtemps, où la guerre rôde en embuscade, où les populations ne savent jamais quel sort leur est laissé. Quelques semaines avant Paris, il y a eu Ankara, en août, l’avion russe dans le Sinaï en octobre, et Beyrouth, la veille du vendredi noir. Sans compter les massacres réguliers en Irak, en Syrie, en Afghanistan, au Mali, dans de multiples autres pays africains, et j’en passe, tellement notre époque est marquée par la violence, la cruauté, la barbarie, alors que nous avions cru à la civilisation.

Mais là, c’est chez nous que cela se passe…

Incompréhension et état d’urgence, et guerre, guerre, guerre.

Ce ne sont pas les premiers passages à l’acte meurtriers sur notre sol, à Paris et ailleurs en France. Beaucoup nous ont marqués, depuis les années 1970, car ils exportaient déjà, dans notre pays, les problématiques liées à la question du Maghreb et du Moyen Orient et nous obligeaient à réfléchir sur notre position de puissance occidentale, mais les attentats de la rue Copernic en 1980 et de la rue des Rosiers en 1982, de facture antisémites, perpétrés par des commandos propalestiniens, et celui du métro Saint Michel en 1995, dont le responsable était le GIA algérien, nous avaient saisis d’horreur devant le nombre de morts innocents.

Cependant, si l’on compare avec le fatidique 13 novembre, on constate de très grandes différences : les tueurs étaient tous des étrangers, et leurs techniques de mort étaient somme toute bien moins efficaces.

La nouveauté, depuis Charlie et le Supermarché Kasher, est que ce sont nos enfants qui sont les tueurs, des tueurs en série, qui plus est ; nos enfants assassins et rendus fous par la haine, déterminées à tuer le plus possible, sans aucun état d’âme, et avec des armes de guerre.113 page 15 hollande_vals_sarkozy_youlountas_sine

En janvier, ils s’en sont pris aux « autres », les dessinateurs-ennemis car blasphémateurs et sacrilèges, ou les juifs-ennemis par tradition…

En novembre, ils ont choisi de s’attaquer à leurs semblables et pourtant ennemis, les jeunes qui aiment la jeunesse, et ils ont été capables de faire face à leurs victimes, qui pouvaient tout aussi bien être leurs frères, amis ou alliés, et de leur tirer dessus froidement, parce qu’ils étaient au spectacle ou à une terrasse de café. Parce que, donc, puisqu’ils se distrayaient, ils étaient « mécréants ».

C’est là que tout bascule dans notre tête, et que nous sommes envahis par un sentiment d’absurdité.

Pourquoi cela, et comment en sommes-nous arrivés à cette abomination ???

 

Comme préalable, je voudrais dire qu’il me paraît de toute première urgence, si nous voulons tenter de comprendre par quels enchevêtrements la situation est ce qu’elle est, d’établir un véritable recul psychologique et philosophique. Il est nécessaire de déployer une pensée complexe, évitant toute simplification, et portée par un esprit de compréhension, voire de compassion.

Il me semble qu’il y a deux niveaux de réflexion à mener, car les origines de cette situation tragique (sur fond de catastrophe climatique et de montée de l’extrême droite), sont déjà vraiment anciennes, et nous obligent à méditer sur nos implications, en tant que citoyens, par rapport à certaines politiques internationales et nationales.

Nous payons d’abord, selon moi, nos incohérences par rapport au monde musulman ; nos incohérences et aussi notre arrogance de puissance colonisatrice, comme le paient aussi les autres puissances impliquées dans cette hégémonie qui persiste et signe, USA, Grande-Bretagne en particulier.

Nous payons également le fait que l’histoire est aléatoire, et qu’un ensemble de facteurs, dans lesquels nous sommes également impliqués, mais qui nous échappent en partie, ont orienté l’évolution interne du monde musulman, particulièrement son rapport ambiguë à ses textes religieux.

 

Sur le plan international, d’abord : pourquoi nous étonner qu’il y ait un retour de bâton ???

Avec l’inconscience du mépris, nous avons, nous, nations occidentales, depuis longtemps humilié un monde qui, au cours de l’histoire, avait prouvé sa puissance et sa gloire, et forts de notre supériorité d’hommes blancs, nous avons ravalé cette grande et noble culture au rang de subordonnée et d’obligée, considérée comme quantité négligeable.

Profitant de l’affaiblissement de l’empire Ottoman, nous avons pris le pouvoir sur le Maghreb de façon impitoyable au XIXème siècle ; puis, au XXème, sur les décombres de ce grand empire défait par la Guerre de 14-18, nous avons découpé le Moyen-Orient pour nos avantages stratégiques et économiques, en nous partageant, entre grands de ce monde, le gâteau dont le sol renfermait le précieux or noir nécessaire à notre progrès.

Finalement, tout au long de ce siècle, et maintenant au début de notre jeune XXIème, nous continuons, lorsque nos intérêts sont contestés, à intervenir, en brandissant nos « valeurs » démocratiques contre les dictateurs que nous avions mis en place précédemment, lorsque cela nous arrangeait, et à détruire perfidement les structures étatiques qui ne nous conviennent plus, afin d’ainsi régner par le chaos, quand nous ne pouvons plus régner par un ordre imposé.

Stratégie du choc pour un cynisme géopolitique qui s’affiche sans honte.

Ce système de domination n’a pas fonctionné à 100%, puisque, à la faveur de la décolonisation, les pays producteurs de pétrole ont réussi à nous imposer leurs règles du jeu en matière de fourniture de notre indispensable supercarburant universel, et ainsi à redresser la tête.

Ces nouvelles puissances ont été bien commodes pour servir de bases militaires dans la lutte contre un autre empire du mal, l’URSS, et elles ont su habilement se servir de ces alliances pour faire valoir leurs «valeurs » religieuses, imprégnées d’une vision extrêmement rétrograde de l’Islam.

Et voilà comment l’histoire, dont nous avons été des acteurs prédominants, mais non omnipotents, s’est retournée contre nous, touche par touche, pour aboutir à ce résultat terrifiant : à force de jouer les apprentis sorciers, nous avons fabriqué un monstre, Daech, cet OVNI encore plus phénoménal qu’Al-Qaïda, car déterminé à reprendre pied au plan territorial, pour restaurer mythiquement le Califat, c’est-à-dire la suprématie de l’empire arabe.

A cet égard, quel symbole frappant que ces 4X4 franchissant, drapeau noir en tête, la frontière Irak-Syrie que nous avions mise en place, Français et Britanniques, par des accords secrets de dépeçage du dernier grand empire musulman, les accords Sykes-Picot de 1916, en pleine 1ère guerre mondiale!

Un monstre car mons-trant de façon impudente et tonitruante sa volonté de se démarquer, sa volonté de nous provoquer : nous intervenons militairement du haut du ciel, avec nos drones et nos largages de bombes, tuant sans discriminations civils et cibles militaires, faisant massacre sur massacre, et carnage sur carnage, depuis des années, sans que nos médias s’en émeuvent ; l’état islamique, lui, tue à l’arme blanche, exécute et décapite de sang froid, nous renvoyant à l’image de notre moyen-âge, avant que nous soyons suffisamment civilisés pour que nos mains restent blanches lorsque notre technologie de mort est à l’œuvre.

C’est un peu comme si nous avions fabriqué, par notre insolent aveuglement, un double effroyable, et qui plus est incontrôlable, car portant une vision qui est notre face cachée, notre ombre.

 

Et maintenant la question nationale : un autre retour de bâton nous prend de plein fouet.

Nous avons massivement incité les peuples maghrébins, puis sahéliens, à soutenir notre effort de redressement après-guerre, afin de construire cette richesse des Trente Glorieuses dont nous avons été si fiers. Ces gens d’Afrique se sont donc installés parce que nous avions besoin d’eux, et nos institutions leur ont fait miroiter l’intégration nationale, dans le beau giron de nos valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité. Et pourtant, dès les années 70 certain(e)s s’inquiétaient de la relégation dont ces familles faisaient l’objet, dans leurs banlieues impersonnelles, vite devenues ghettos, où le vivre-ensemble a été depuis longtemps mis en difficulté, par manque de concertation (commerces absents, réseaux de transport indigents, etc…).

Les jeunes ont grandi dans leurs collèges « difficiles », et la discrimination a vite fait place à la révolte, puis aux conduites transgressives, où l’identification au groupe de copains, et parfois au groupe de coquins, a été le socle de l’identité, car il faut bien exister.

Depuis combien de temps les services sociaux et les associations lancent-ils l’alarme ?

Et puis voilà que progressivement l’international se mélange au national, et que les imams et autres associations caritatives, souvent payés par les pays du Golfe, remplacent par endroits les caïds et petits chefs, grâce à leur prestige de sauveurs, dans ces populations défavorisées ayant souvent un sentiment d’abandon. Et puis voilà que nos petites frappes commencent à emboîter le pas, internet oblige, à ces monstres moyen-orientaux qui veulent notre peau d’occidentaux repus et gavés, pour donner un sens héroïque et flamboyant à leur vie de grisaille.

Et, dans cette vacuité culturelle sidérale, au creux de laquelle vivent beaucoup de ces jeunes désaffiliés, pris entre deux mondes, entre deux eaux, ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, dans cette indigence et cette ignorance terrifiante, va fleurir l’impensable : la haine, la vraie de vraie, qui renverse le pot de lait et nous considère éventuellement, nous les anciens natifs, comme des ennemis à abattre, des moins qu’humains.

La voilà la preuve de nos échecs accumulés depuis déjà trois générations, dont, mollement, nos politiques disaient, en période de flambée, qu’ils allaient y remédier, mais que des conceptions autoritaristes et sécuritaires ont finalement laissé pourrir et s’envenimer, en faisant naître des zones de non-droit où pullulent depuis plus de dix ans des arsenaux de guéguerre, des arsenaux de guerre !

Alain G Attentats bavuresQu’avons-nous fait de la police de proximité et du dialogue avec les jeunes au travers d’activités créatrices, constructives, soutenues et valorisées par les pouvoirs locaux ??

Et pourtant, les générations de migrants des années 50 et 60 sont venues avec tout leur espoir de participer à cette aventure de la modernité, et d’en faire profiter leurs enfants. Ils souhaitaient être le plus français possible.

Mais a-t-on accueilli leur différence comme il se devait, en la respectant tout en lui trouvant un cadre d’expression qui ne transgresse pas nos valeurs occidentales et laïques ? Le pari était osé : une communauté migrante représente un défi pour le pays d’accueil, surtout lorsqu’elle apporte une culture bien différente de la nôtre. Nos gouvernements ont-ils alors mesuré leur responsabilité sociétale ?

 

Mais il y a encore plus.

L’un des problèmes les plus criants de notre époque est celui de l’éducation et de la transmission de nos valeurs.

Notre école républicaine a peu à peu littéralement abandonné ses principes d’éveil à la citoyenneté et à la diversité, pour se constituer en lieu de formation des élites. Il ne fait pas bon avoir une intelligence différente pour réussir dans un cadre qui promeut essentiellement l’intelligence logico-mathématique, reproduisant un modèle qui est celui, technocratique, des classes moyennes et dominantes. Il n’est un secret pour personne que le bel ascenseur social des Trente Glorieuses s’est fracassé, et que le rêve de promotion des ouvriers s’est évanoui à la faveur de la création délibérée d’un volant de chômage, destiné à maintenir élevés les profits des entreprises.

C’est ainsi que beaucoup des enfants des classes défavorisés, dont les familles émigrées, se sont retrouvés sans possibilité de voir advenir un avenir prospère, pourtant chanté et mis en scène par une publicité de plus en plus envahissante et manipulatrice, par un imaginaire omniprésent d’enrichissement, de poule aux oeufs d’or, de corme d’abondance pour tous.

Cette situation a généré, chez certains de nos jeunes, un dépit, un sentiment d’impuissance et un vide existentiel que seul, finalement, le retour dans le giron fantasmé d’un Islam régénéré-dégénéré peut donner l’illusion de combler. Le tout dans une ambiance d’ignorance et d’inculture difficilement imaginable, qui en dit long sur l’échec de l’acquisition des connaissance tout au long de l’enfance.

Nos jeunes d’origine musulmane sont concernés, mais aussi, et c’est le plus extravagant, certains jeunes de familles chrétiennes, ou juives, souvent éloignés de leurs valeurs spirituelles d’origine, puisque ayant grandi dans un environnement laïc.

Avouons notre incrédulité lorsque des jeunes filles ou des jeunes hommes se cachent de leur famille pour, en secret, dans leur chambre, se vêtir d’habits traditionnels islamiques, et prier frénétiquement Allah… Puis tout d’un coup, prendre a train ou l’avion pour la Syrie !

Il me semble que nous avons là le problème majeur de cette dangereuse dérive identitaire.

Faut-il que le sens de l’absurde soit porté au pinacle pour que ce mouvement vers l’imaginaire d’une religion pure et sans tâche devienne le moteur d’une jeune vie, et, pourquoi pas, permette le passage à une violence incandescente, et finalement à un nihilisme suicidaire qui se vit comme plénitude, dans le tréfonds d’un esprit ayant perdu tous ses repères !

En fait, nous touchons là la question de fond du « malaise dans la civilisation », pour paraphraser Sigmund Freud.

L’évolution de notre société moderne a troqué depuis deux siècles, et plus encore, une vision hétéronome, où le « divin » dictait sa volonté sur le monde, à une autonomie morale de l’homme dont le projet est la connaissance de soi, selon la magnifique exclamation de Emmanuel Kant : «  Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières ». C’est sur cette base que s’est mis en place l’imaginaire du progrès de la culture et des sciences, et l’idée séduisante de l’épanouissement de l’individu.

Pourtant, cette marche vers un avenir radieux, nous le savons maintenant, n’a pas donné ce qu’on attendait d’elle : ni le confort et l’acquisition d’objets, pourtant utiles à rendre la vie plus facile, ni la liberté de pensée et d’agir n’ont permis de régler la question de la souffrance et des inégalités. Quelque chose a été perdu au passage, décennies après décennies, et ce quelque chose, c’est la richesse intérieure, l’élévation spirituelle, la foi dans l’homme.

Dès la fin du XVIIIème siècle, nos progressismes ont misé sur l’évolution des conditions matérielles, et la réalisation d’utopies sociales pour faire advenir le bonheur sur terre, et tous ont échoué, fracassés par la résistance et la pérennité des instances de pouvoir ou d’argent. Nos aïeuls se sont faits massacrer pour faire advenir les droits sociaux, parce qu’ils croyaient en la nécessité de ce futur. Leur spiritualité résidait dans cette aspiration à la justice et aux droits de l’homme, et, en France, l’école de la République, pendant longtemps, a relayé avec constance cette vision idéale de sociétés en mouvement vers un monde meilleur.

Et puis, les grands récits collectifs ont coulé au fond de la mare aux canards, et nous n’avons pas encore su les remplacer : dans cette défaite du futur, l’école a perdu alors son rôle de transmission d’une cohérence idéologique, prônant alors la compétition, la quantification, l’individualisme ; dans cette déroute des valeurs, le goût infantile, mais venant de loin, pour l’accumulation matérielle a pris le dessus, dans un chacun pour soi, dont les racines se tenaient en embuscade derrière nos grands principes démocratiques.

Perte de la capacité de penser pour les enfants, addiction aux objets pour les adultes, pour la plus grande joie des fabricants. Enfants privés des bons rites de passage, de cadre propices à leur arrivée dans l’âge des responsabilités. Et adultes-enfants à perpète.

Cerveaux disponibles pour les fantasmes de réussite, pour la clubméditerranéisation de la société. Chacun roi dans son petit royaume, fût-il dérisoire. Montres Rollex avant 50 ans.

C’est ainsi que la machine s’est emballée : or ce maelström permanent vers toujours plus d’objets, cette tyrannie de la vitesse et du changement, cette avidité à consommer en se consumant ont créé, chez beaucoup de nos contemporains qui n’ont pas su garder un petit coin de paradis intérieur, une véritable boulimie, une insatiabilité et même une gloutonnerie franchement pathologique, donnant un sens insensé et chaotique à leur parcours de vie.

Depuis longtemps déjà, de nombreux penseurs tentaient d’alerter, afin de donner des outils à un changement de cap : dès l’entre-deux guerres, au cœur de la crise de 29, Georges Bataille en France, et John Keynes aux USA, évoquaient la difficulté de nos sociétés riches à gérer l’abondance, et le risque que la mauvaise gestion de celle-ci dégénère en forces destructrices, en dépression nerveuse généralisée, en une sorte d’obscénité du trop-plein.

Guy Debord, le penseur de l’internationale situationniste disait, dans son ouvrage célèbre, La société du spectacle, que l’équilibre d’une personne dépend des limites que celle-ci s’impose pour exercer son autorité intérieure, c’est-à-dire la juste place qu’elle se procure dans l’espace et dans le temps. Or, au fur et à mesure que la personne se projette dans ses produits, au sein de la société de consommation, elle perd son autorité sur elle-même, et son monde lui échappe, car il se dévitalise en s’aliénant dans l’accumulation matérielle. Cet assujettissement devient son « spectacle », dans lequel, en tant que « spectatrice » de sa dépendance, elle est proprement dépossédée de sa propre existence, de son propre dynamisme.

C’est la raison pour laquelle les critiques de la société capitaliste-matérialiste, comme Serge Latouche, Pierre Rabhi ou Paul Ariès, en viennent à prôner la mise en place d’un nouvel imaginaire, qui se « décoloniserait » de la vision moderne, technophile et productiviste, au profit d’une vie simple, d’une sobriété heureuse, d’une forme de décroissance. Un imaginaire postmoderne où le rapport aux valeurs immatérielles serait repensé, et où la « spiritualité », comme science de l’esprit, serait le nouveau champ à arpenter pour se réconcilier avec le monde et s’ouvrir à la fraternité.

La spiritualité comme impératif moral et politique, comme le dit instamment le philosophe Patrick Viveret.

Ce nouvel esprit philosophique permettrait alors de reprendre le débat sur la place qu’a eu et qu’a encore ce que l’on a coutume d’appeler « religion » dans l’histoire des sociétés, et renouvellerait profondément la laïcité, en empoignant à bras le corps la question des valeurs, de l’éthique, de l’ouverture du cœur, du respect de la nature, voire de la transcendance.

Les « religions », ces ensembles de croyances, de rituels, de représentations, mais aussi d’expressions créatives de toutes sortes, véhiculant depuis la préhistoire les valeurs suprêmes des sociétés humaines ; les « religions », répondant, a priori, aux aspirations spirituelles, à l’amélioration intérieure, à la cohésion sociale et à l’ouverture à l’infini ; les « religions » comme mises en scène du besoin humain de « sacré », mais depuis si longtemps confisquées au profit de clans « sacerdotaux », qu’ils soient de prêtres, d’imams, de publicitaires, et de politiciens, avec leurs chiens de garde.

Car ne nous faisons pas d’illusions, nous avons aussi notre « religion » : toute société se projette dans des valeurs, dans des idéaux. Il y a simplement des « religions » plus équilibrantes, et d’autres plus destructrices, selon si l’idéal est pacifiste et respectueux, ou combatif et dominateur, selon la façon dont est déplacé, dans le champ de l’existence des peuples, le curseur du « sacré ».

En effet, la question n’est pas dans ce besoin si archaïque de se relier («  religare », en latin, ce qui est une des étymologies du concept de religion), mais bien à quoi on se relie et quels sont nos dieux.

Et puis surtout, le problème est ce que les castes dominantes, captatrices de richesse, captatrices d’imaginaire, ont fait ou font de cet élan spirituel.

La réflexion sur les systèmes de représentations de l’humanité, sur la construction de la « fonction fabulatrice » – qui est un élément fondamental du fonctionnement des groupes sociaux et des individus – est un travail intellectuel qui s’impose dans la période troublée que nous vivons. Si nous en acceptons le défi, la connaissance de ce qui fait notre fond commun s’en trouvera étendue et approfondie.

Les sociétés humaines sont à un tournant de leur histoire. Le monde occidental a dominé la planète durant cinq siècles, et la religion chrétienne a cru jusqu’au début du XXème siècle que sa révélation était la seule authentique, considérant donc que l’asservissement des consciences était le gage de la protection divine. Beaucoup de traditions religieuses se sont pliées en partie à cette injonction, et se sont acculturées, sans disparaître tout à fait, « dieu » merci …

Certaines ont résisté : le judaïsme, le bouddhisme, l’hindouisme, le taoïsme, etc., et ont évolué avec leur temps, même s’il y a encore beaucoup à faire, avec un risque toujours présent de régression.Alain G Françaises Daesh

Tout près de chez nous, dans les contrées que nous avons dominées, l’Islam n’a pas vacillé, mais il s’est ratatiné, souvent, sur une lecture vieillotte, voire fondamentaliste de ses écritures, attendant son heure pour prendre sa revanche sur les croisades, sur la colonisation, sur l’humiliation, et pour porter le message de l’ultime authentique révélation, coiffant la chrétienne… Cette attitude bigote, en réaction contre une modernité excluante, a pris le dessus dans de nombreux pays du pourtour méditerranéens au XIXème et XXème siècle, et a empêché l’évolution de la pensée islamiste Celle-ci s’est en grand partie sclérosée, échouant à retrouver un élan comparable à l’esprit d’Al Andalus, lorsque les savant arabes d’Espagne ouvraient les horizons de la connaissance alors que nous recopions fébrilement nos prières dans nos monastères. C’est cet aggiornamiento qui, en lui faisant accepter l’évolution des mentalités, est ardemment demandé à l’islam éclairé par un intellectuel comme Abdennour Bidar, car il lui redonnerait ses lettres de noblesse.

 

« L’humanité est une, mais elle ne le sait pas encore », dit Edgar Morin, le maître à penser de l’universalisme contemporain.

La mondialisation est un fait. Elle a fondamentalement modifié notre rapport au monde, à l’espace, à la géographie, depuis 30 ans.

Elle fait peur, car les repères craquent, car aucune culture, aucune croyance, aucune religion ou idéologie ne peut rester sur son pré carré. Il est temps de renouveler la pensée de fond en comble, car le bateau coule sous la charge de nos produits, de nos déchets, de nos pollutions, de nos conflits, de nos arrogances, de nos étroitesses de vue.

Il faut sauver notre humanité, elle en vaut la peine. Une humanité réconciliée, qui comprendrait son unité, et maintiendrait la diversité de ses références culturelles, qui font sa richesse, comme un patrimoine, non comme une vérité absolue.

Pour cela, refuser de se déshumaniser et de déshumaniser l’autre.

Pour cela, sortir de notre crise de croissance, de notre crise d’adolescence.

Nous avons retiré le pouvoir aux prêtres et aux rois, et nous l’avons donné à nos représentants et à nos scientifiques, qui l’ont dévoyé, négligeant de veiller à la bonne marche de nos sociétés. Tout à leur pouvoir, à leur richesse, ils n’ont pas su respecter les valeurs humanistes qui sous-tendent la modernité, et n’ont pas accepté les critiques déjà anciennes concernant le développement technologique et industriel, et les grands choix sociétaux.

Maintenant les contradictions nous explosent au visage, et nous nous sentons blessés et dépassés.

Il est donc temps de réformer l’éducation, d’apprendre à nos enfants ce qu’est un être humain, et ce qu’est le lien social, le lien écologique, tous deux synonymes de respect.

Leur apprendre à s’engager localement pour le bien commun, sans attendre les solutions de papa- État, de maman-Religion, tout en participant aux lois civiles dont les sociétés se dotent, tout en rêvant par la grâce de l’essentielle fantaisie de l’imagination, qui a le pouvoir de nourrir l’âme, c’est-à-dire le cœur.

Alors leur vie prendra, ou reprendra un sens.

La citoyenneté locale, active, spirituelle, humaniste et créative, dans un esprit de tempérance, est notre seule chance.

Vive la vie intérieure, la contemplation, la simplicité, l’envie de devenir un meilleur être humain.

Vive les arts et les lettres, les rires et les terrasses, les spectacles vivants, les chants et les danses.

Vive la force des peuples qui reprennent leur vie en main.

Il est impératif de lancer très haut et très fort le message d’une vie poétique et responsable engagée au service du monde.

 

Le 6 janvier 2016

Eveline Grieder, anthropologue.