Des habitants de Calderdale en Angleterre semblent avoir mis leur imagination et leurs bras de jardiniers au pouvoir, au moins à l’échelon local. Moquez vous des rosbifs et pourtant chez eux, ce ne sont plus les villes qui s’installent à la campagne comme dans la boutade d’Alphonse Allais mais la campagne et les cultures potagères qui s’installent en ville : dans les jardinières des arrêts d’autobus, sur les quais de la gare, dans les cours de récréation et jusque dans les cimetières. Le but de tout ça ? Servir d’exemple et encourager les habitants à cultiver les petits jardins qu’on trouve en façade ou à l’arrière de nombreuses maisons au pays de la merveilleuse chapelière qui les gouverne. Je suis sûr qu’on pourrait même faire pousser quelque chose sur certains de ses chapeaux…
Les habitants de Calderdale craindraient-ils une pénurie alimentaire à l’échelle mondiale ? En tous cas, c’est une attitude de sagesse, face aux crises environnementales, économiques, sociales et bancaires qui se profilent à l’horizon, que de se préoccuper de son autonomie alimentaire en vue des années de plomb qui s’annoncent un peu partout dans le monde et jusque dans les pays dits avancés…
Des livres, comme “Bientôt nous aurons faim” de Gérard Le Puill ou “La famine mondiale est imminente” de Pierre Gevaert, tirent la sonnette d’alarme en France et les drogués de la conso qui gardent le nez dans le guidon de leur chariot de supermarché, sans se poser de questions sur les circuits commerciaux des grandes surfaces, feraient bien d’en prendre de la graine… et d’aller planter de vraies graines justement là où il y a encore un peu de terre accessibles.
Mais le plus étonnant, à Calderdale et dans les villes où ils ont fait des émules, se situe au delà de ces tentatives réussies de cultures vivrières en ville. Le plus étonnant, en effet, c’est que ces pionniers et ces initiateurs, ces passeurs (aurais-je presque envie de dire) du mouvement de Incredible Edible n’entourent pas de barrières leurs productions vivrières mais les mettent à la disposition de tous !
En France, le mouvement fait aussi des émules et s’intitule Incroyables Comestibles. “Nourriture à partager” et “Servez-vous librement, c’est gratuit” sont quelques uns des panneaux étonnants qu’on peut lire à Colroy La Roche, à St Jean de Valériscle ou ailleurs et bientôt chez vous, dans le Tarn, si vous le souhaitez vraiment! Vous me direz que je ne prends en exemple que des petites villes mais, si on en juge par ce qui s’est fait à Cuba, l’expérience semble transposable aux grandes. Les grincheux diront que cette production vivrière en agglomération ne peut rester que marginale. Il n’empêche qu’à Colderdale, en Angleterre, c’est 83% des besoins en fruits (ils ont aussi planté des vergers) et légumes qui sont ainsi couverts !
Bon, mais qu’est-ce que tout cela veut dire, au juste ? Comment décrypter, interpréter ces nouveaux comportements en opposition totale avec le monde marchand et la loi du profit ? Pour moi, j’aurais envie de dire qu’on assiste tout simplement à la fin d’un tabou : “La gratuité : Interdit majeur de l’hyper-capitalisme” écrit le politologue Paul Ariès engagé dans le mouvement pour la Décroissance. Nous vivons dans une société où tout s’achète mais certains s’acharnent à vouloir défendre l’idée d’une civilisation où tout se donne. Nous avons du mal à imaginer d’autres modèles que la société marchande et l’exploitation de nos congénères afin de satisfaire nos besoins nous apparaît comme une démarche presque naturelle. Mais il pourrait y avoir d’autres modèles : et si au lieu d’exploiter l’autre on s’attachait à prendre soin de lui comme on prends soin de nos propres enfants qu’est-ce que cela changerait ? Tout !
Nietzche disait déjà : “Tout ce qui a un prix n’a pas de valeur”. Et la valeur d’Incroyables Comestibles, elle est entièrement là justement : dans le don, dans le partage, l’attention portée à l’autre et il n’est plus question d’argent ni de prix mais d’altruisme. Les légumes du monde marchand sont souvent hors de prix et, en dépit ou à cause justement des kilomètres qu’ils parcourent parfois pour nous parvenir, sans saveur. Les légumes de Incroyables Comestibles eux sont carrément hors prix, c’est à dire hors de tout système marchand. Et ils n’ont pas seulement le goût des légumes frais, produits localement, dans le respect des sols… Ils ont le goût du partage, de l’attention portée aux autres et de l’amour du prochain… Les religieux diront que ces Incroyables Comestibles sont un don de Dieu. Les athées diront qu’il s’agit d’un don de soi. Les lecteurs de Marcel Mauss (Essai sur le don, 1925) diront que ces dons appellent des contre-dons comme dans les tribus primitives que Mauss étudiait et que ce fonctionnement non marchand témoigne finalement de civilisations bien supérieures à la notre sur le plan des rapports humains.
Et moi, je dis qu’il y a de la joie dans le don : tenez, je vous offre cet article avec joie et avec amour… Mais quand même, vous pourriez faire un effort et ne pas me laisser écrire tous les articles de cette rubrique tout seul ! Il est où votre contre-don et ce sera pour quel numéro de Confluences81 ?!
Le monde bouge, change, s’écroule, renaît sous des formes nouvelles. Ne me dites pas que ça ne vous inspire pas quelques lignes de mots pour votre magazine préféré et quelques rangs de haricots verts pour votre prochain espace d’ Incroyables Comestibles ?! Allez, prends ton stylo et ta bêche ! Une nouvelle ère commence : peas and love[1] !
Ah! Si tout les jardiniers du monde…
Walden
paru dans Confluences 81 n° 97
[1] Pour les non angliciste référence à « peace and love » (paix et amour) ; ici c’est « pois et amour » !